Francis Sheehy Skeffington a été un militant de la cause indépendantiste irlandaise.
Publié par le journal irlandais "Irish citizen" en mai 1915, ce texte du pacifiste Francis Sheehy Skeffington est une critique puissante contre le militarisme des Irish Volunteers (volontaires irlandais ).
Reconnu comme militant républicain et socialiste, détenu en otage, il sera sommairement exécuté par les hommes du 3e bataillon des Royal Irish Rifles le 25 avril 1916.
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Mon cher MacDonagh [1]
Ton discours, à la manifestation des femmes la semaine dernière, était remarquable. Il m’a réellement impressionné, comme étant un exemple saisissant de la confusion dans laquelle nous nous sommes soumis nous même au système militariste et déshumanisant actuel.
Tu as défendu la paix avec véhémence et une sincérité indéniable. Tu es remonté, avec une précision parfaite, jusqu’aux racines de l’exploitation de la guerre.Tu a salué tous les efforts déployés par les femmes pour combattre le militarisme et établir une paix permanente. Et dans le même discours, tu t’es vanté d’être l’un des créateurs d’un nouveau militarisme en Irlande : tu as décrit tes fonctions "dégoûtantes" d’instructeur de combat à la baïonnette ; tu as dit "espérer" avoir "une meilleure occasion que le vote" de montrer que les Volontaires irlandais défendaient la liberté des femmes aussi bien que celle des hommes. Et puis, à nouveau,tu asez espéré qu’il ne serait jamais nécessaire d’utiliser les armes que tu as contribué à fournir à des milliers d’Irlandais ; et que nous ne verrions jamais la guerre dans ce pays.
Tu as dit toi-même que ta position était quelque peu anormale lors d’une réunion de paix. Je ne te fais aucun reproche. Je suis trop conscient de ta sincérité pour cela. Nous sommes tous dans le même pétrin.
Comme tu le sais, je suis personnellement en totale sympathie avec les objectifs fondamentaux des Volontaires irlandais. Lorsque vous vous êtes débarrassés de l’incube Redmondite en septembre dernier, j’étais sur le point de vous rejoindre. Si votre exécutif avait accepté ma suggestion - déclarer clairement qu’il défendait les libertés de l’Irlande "sans distinction de sexe, de classe ou de croyance" - je l’aurais fait immédiatement. Je suis heureux de ne pas l’avoir fait. Car, au fur et à mesure que votre mouvement naissant prend la stature d’un militarisme adulte, son essence - la préparation au meurtre - me répugne de plus en plus.
Je ne suis pas aveugle aux mérites du mouvement. C’est un mouvement propre, en plein air, qui donne aux jeunes hommes d’Irlande quelque chose de mieux à faire que d’applaudir aux réunions et de voter des résolutions. Il leur donne le respect de soi et l’autonomie. C’est le militarisme à son meilleur. Mais c’est du militarisme. Il est organisé pour tuer.
De grands idéaux vous animent sans aucun doute. Mais tous les systèmes militaristes n’ont-ils pas commencé par les mêmes grands idéaux ? Vous n’êtes pas là pour exploiter ou opprimer ; vous êtes là simplement pour empêcher l’exploitation et pour défendre. Quel militarisme a jamais avoué d’autres buts - à ses débuts ? Vous ne justifiez aucune guerre si ce n’est une guerre pour mettre fin à l’oppression, pour établir le droit. Quel belliciste a jamais parlé autrement quand il fallait enrôler le peuple ?
De plus, si tu es toi-même sincère dans ton attitude, qu’en est-il de tes collègues ? Combien d’entre eux partagent ton horreur de la guerre, ton aspiration à une paix permanente ? Dans le dernier numéro du Irish Volunteer, je trouve ceci, la guerre simulée est présentée comme "le plus grand jeu sur terre", "le jeu le plus noble qu’un Irlandais puisse jouer".
Le gros des Volontaires irlandais n’est-il pas animé par la vieille et mauvaise tradition selon laquelle la guerre est une chose glorieuse, qu’il y a quelque chose de "viril" dans le fait d’aller tuer son prochain, quelque chose de lâche dans le désir de voir sa fin accomplie sans effusion de sang ? Ceux qui se réjouissent de la guerre ne vont-ils pas inévitablement occuper une place prépondérante dans la direction de votre organisation ? Ne vas-tu pas, toi et ceux qui partagent ton désir de paix, ta répugnance pour la guerre, vous trouver tôt ou tard confrontés à la nécessité d’abandonner vos idéaux ou un système militaire qui ne peut être géré en conformité avec ces idéaux ?
Mais vous direz que l’Irlande est trop petite, trop pauvre, pour être une nation militariste au sens européen du terme. Il est vrai que le militarisme de l’Irlande ne sera jamais aussi grand que celui de l’Allemagne ou de l’Angleterre ; mais il peut être tout aussi fatal aux intérêts de l’Irlande. Le militarisme européen a ensanglanté l’Europe ; le militarisme irlandais ne peut que cramoisir (rougir de sang) les champs d’Irlande. Pour nous, ce serait un désastre suffisant.
Vous espérez ardemment ne jamais employer la force armée contre un compatriote irlandais. Mais il y a quelques semaines, j’ai entendu un ami, également volontaire, s’exprimant à la même tribune que moi, se faire applaudir en déclarant que les collines d’Irlande seraient criblées de sang plutôt que d’autoriser la partition de l’Irlande. C’est l’esprit que je redoute. Je suis opposé à la partition ; mais la partition pourrait être défaite à un prix trop élevé.
Je ne prône pas un simple acquiescement servile et paresseux à l’injustice. Je suis, et je serai toujours, un combattant. Mais je veux voir le combat de toujours contre l’injustice revêtir de nouvelles formes adaptées à une nouvelle époque. Je veux que l’homme irlandais ne soit plus aveugle aux horreurs du meurtre organisé.
Tu as défini, dans le programme des Volontaires irlandais, trois objectifs fondamentaux. Le premier est le suivant : "Maintenir et assurer les droits et les libertés communs à tout le peuple d’Irlande." C’est excellent ; si vous ajoutiez les mots "sans distinction de sexe, de classe ou de croyance", ce serait parfait. Il n’y a pas de motif plus noble pour s’organiser.
Votre deuxième objectif est : "Former, discipliner, armer et équiper un corps de volontaires irlandais dans le but susmentionné." Encore une fois, excellent. Pour atteindre quelque objectif que ce soit, il faut s’entraîner et se discipliner intérieurement, il faut se procurer les armes et l’équipement extérieurs nécessaires à la réalisation de cet objectif.
Mais la formation doit-elle être une formation militaire et la discipline une discipline militaire ? Les armes et l’équipement doivent-ils être des armes et de l’équipement de guerre ?
Ton troisième objectif est : "Unir dans ce but les Irlandais de toutes les croyances, de tous les partis et de toutes les classes." Il est extrêmement significatif que les femmes soient exclues. Pourquoi sont-elles exclues ? Réfléchissez-y attentivement ; et lorsque vous aurez trouvé et exprimé clairement pourquoi on ne peut pas demander aux femmes de s’enrôler dans ce mouvement, vous serez proche de l’élément réactionnaire du mouvement lui-même.
Nous sommes au seuil d’une nouvelle ère dans l’histoire de l’humanité.
Après cette guerre, rien ne peut plus être comme avant. Les fondements de toute chose doivent être réexaminés. Des choses que nous aurions pu laisser passer, à la légère, comme étant sans importance, se chargent maintenant d’une signification tragique et intense.
Auparavant, nous ne pouvions qu’imaginer le chaos auquel nous conduisait l’esprit militaire. Aujourd’hui, nous nous en rendons compte. Et nous ne devons plus jamais tomber dans cet abîme.
Francis Sheehy Skeffington
27/03/2016
[1] Thomas Stanislaus MacDonagh (irlandais : Tomás Anéislis Mac Donnchadha ; 1er février 1878 - 3 mai 1916) était un activiste politique, poète, dramaturge, éducateur et dirigeant révolutionnaire irlandais. Il fut l’un des sept dirigeants de l’insurrection de Pâques 1916, signataire de la Proclamation de la République irlandaise et commandant du 2e bataillon de la brigade de Dublin des Volontaires irlandais, qui se battit dans la biscuiterie Jacob’s. Il fut exécuté pour son rôle dans l’insurrection de Pâques 1916. Il a été exécuté pour son rôle dans l’insurrection à l’âge de 38 ans.