Notre culture
Quiconque, quotidiennement, fait l’expérience que ce qu’il fait d’une certaine façon il peut le faire d’une autre façon, que ce soit à propos de la cuisine, du bricolage, pour ouvrir une boîte récalcitrante, etc. Tout simplement, il n’y avait pas pensé.
À un niveau supérieur, c’est l’opération que nous avons entreprise en faisant l’exploration d’une non-violence libertaire, ou d’un anarchisme non-violent, ou de la désobéissance libertaire ; il s’agit de traiter de la violence et de la non-violence dans l’anarchisme, étant entendu que les mots peuvent être chargés de plusieurs sens et en changer au cours du temps.
On s’accorde pour dire que c’est Proudhon qui en 1840 donna un sens positif au mot « anarchie ». L’anarchisme est multiple, pluriel : communisme libertaire, anarchisme individualiste, anarcho-syndicalisme, éducationnisme, insurrectionalisme et même anarchisme sans adjectif ; cette dernière position était défendue dès 1890 par Tarrida del Marmol dans La Révolte et se prononçait contre tout dogmatisme et pour la plus grande liberté d’interprétation des fondements communs.
Nous savons que pour le grand public et la presse en général, c’est le côté violent de l’anarchisme qui l’emporte : un événement sans violence est sans intérêt pour le journal quotidien, de même qu’on ne parle pas des trains qui arrivent à l’heure.
Il ne s’agit pas de nier le côté violent de l’anarchisme ; c’est l’histoire ; c’est la réalité ; c’est Ravachol, c’est Émile Henri, c’est la bande à Bonnot ; en 1936, en Espagne, c’est l’insurrection en armes, la militarisation des milices n’en étant que la conséquence ; c’est la Makhnovtchina en Ukraine, etc.
Georges Simenon, dans La Tête d’un homme (1931), écrit à propos d’un de ses personnages : « Peut-être ! Il y a vingt ans, il serait devenu un anarchiste militant et on l’aurait trouvé lançant une bombe dans quelque capitale. Mais ce n’est plus la mode. »
Il n’empêche, cette image de l’anarchiste perdure, et Simenon a contribué à sa propagation par le succès de ses ouvrages.
Mais il y a un côté plus discret de l’anarchisme dont on peut situer la naissance – certains se réclameront d’autres sources – dans le Discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie qui écrivait à propos des tyrans :
« Et si on ne leur baille rien, si on ne leur obéit point, sans combattre, sans frapper, ils demeurent nus et défaits et ne sont plus rien, sinon que comme la racine, n’ayant plus d’humeur ou aliment, la branche devient sèche et morte. »
On pourra ainsi trouver là un propos au plus proche de notre culture pour poser les bases d’une non-violence libertaire, car anarchisme et non-violence s’interpénètrent, l’un conduisant à l’autre et vice versa, en toute logique ; il resterait à développer cette argumentation remettant en cause les idées les mieux installées de tout un chacun.
En attestent l’action et les écrits de Vinoba Bhave, un disciple de Gandhi ; en témoigne un Tolstoï antiétatique.
« Si nous croyons que l’État doit mourir par dépérissement, pourquoi ne serait-ce pas cette année ? », déclarait Vinoba Bhave en 1952.
« Tout gouvernement, à plus forte raison celui qui dispose d’une force armée, est la plus terrible et la plus dangereuse des institutions existantes. » (« Inutilité de l’État », p. 66)
Vinoba Bhave, La Révolution de la non-violence, Albin Michel, 1958.
Léon Tolstoï, Le Refus d’obéissance, écrits sur la révolution, L’Échappée, 2017.
Notre imaginaire
La question de la violence ou de la non-violence dans l’anarchisme est, dit-on, un vieux débat, un débat sans fin et un faux débat. Rappelons cependant quelques dates. C’est en 1871, en Suisse, que des anarchistes se réunissent et créent la Fédération jurassienne. En 1872, l’anarchisme historique, en tant que force organisée, voit le jour au Congrès de Saint-Imier. Dans les années qui suivent, le mouvement ouvrier croît et développe entre autres un fort courant antimilitariste qui menace de grève générale les fauteurs de guerre. Avec pour résultat qu’en juillet 1914, une majorité d’hommes quittent le travail pour… aller à la guerre. Qu’est-ce qui n’a pas marché ? La réponse gît, à notre avis, dans un texte vieux de plus de 2000 ans. Bien que ce soit une femme qui parle, cela concerne tout le monde :
« De plus, nous sommes soumises à ceux qui sont nos maîtres, Il nous faut obéir à ces ordres, et à d’autres encore plus douloureux. »
Ismène dans Antigone de Sophocle, 442 avant notre ère.
Si, en 1924, Romain Rolland emploie pour la première fois le terme de « non-violence », c’est, en 1965, la naissance du groupe et de la revue Anarchisme et non-violence. En 2000, trois ans après sa création, la revue Réfractions (n° 5) et son collectif ont abordé cette question dans un numéro intitulé « Violence, contre-violence, non-violence anarchistes ». Et, en 2018, soit trente-cinq numéros plus tard (n° 40), ce même collectif publie un article au titre évocateur : « Comme un disque rayé : Violence et résistance politique » qui aborde à nouveau cette question tout en affirmant : « Je ne veux pas m’engager ici dans le débat “violence ou non-violence”. C’est une discussion idéologique et moralisante très peu pertinente pour nos actions et très artificielle », écrit Gabriel Kuhn.
Jamais les tentatives d’action violente ne sont évaluées en termes de réussite. Le débat reste toujours sur un plan philosophique, mémoriel et enfermé dans la croyance en l’inéluctabilité de la révolution insurrectionnelle.
À l’inverse, Erica Chenoweth et Maria J. Stephan, des universitaires américaines, en rassemblant un grand nombre d’événements ont fait ce travail dans un livre. Il y est étudié l’efficacité des mouvements violents et non-violents en conflit avec les pouvoirs d’État entre 1900 et 2006. Elles n’ont pas pris en compte les mouvements terroristes mais, disent-elles, « notre étude montre pourquoi ils n’ont pas réussi ». Les auteures démontrent que 53 % des mouvements non-violents ont été des succès alors que ce ne fut le cas que de 26 % des actions violentes. Aujourd’hui, au XXIe siècle, la capacité d’intervention des États n’a jamais été aussi forte en termes de pouvoir de destruction. Ce qui s’est passé en Syrie l’illustre hélas fort bien.
La question de la violence est donc posée depuis longtemps dans notre espace culturel. De même elle irrigue profondément l’imaginaire révolutionnaire. De tous côtés, on se heurte à la problématique de savoir ce qui est légitime ou ne l’est pas. Entre se laisser faire, ne pas se défendre ou considérer l’autre comme un ennemi à tuer, n’y a-t-il pas un troisième chemin ? De deux solutions, ne faut-il pas prendre la troisième, même si elle nous semble contre nature ? C’est ce à quoi nous t’invitons toi qui nous lit.
Maria J. Stephan and Erica Chenoweth, Why Civil Resistance Works. The Strategic Logic of Nonviolent Conflict. International Security , Vol. 33, No. 1 (Summer 2008) MIT Press journal.
Erica Chenoweth, Nonviolent Resistance : Does Ir Really Work ? (New York, NY : Columbia University Press, August 2011).
Notre histoire
Cela dit, on peut lire dans Pour un anarchisme du XXIe siècle (2018), une brochure des éditions du Monde libertaire des phrases comme : « En un mot : aucune apologie de la violence n’est acceptable, car nous la haïssons plus que tout. »
Un texte de Rudolf Rocker, « Les aléas de la révolution » paru le 10 avril 1954 dans Contre-courant, la revue de Louis Louvet (seconde série, n° 61), et qui fut traduit par René Fugler, a retenu notre attention.
« Le fait est que la plupart des grands précurseurs d’une conception libertaire de la société, dans les périodes historiques les plus diverses, n’ont pas été partisans d’un bouleversement violent et qu’ils firent porter le plus grand poids de leur activité sur l’éducation de l’homme et sur le développement organique de ses capacités intellectuelles... »
Plus loin, à plusieurs reprises, il énonce des propos qui en choqueront plus d’un :
« Il y a toujours entre la révolution et la réaction des liaisons internes que l’on ne doit pas négliger... »
« De là vient que, si souvent, d’anciens révolutionnaires dévient consciemment ou inconsciemment dans le camp de la réaction. »
« La Révolution anglaise conduisit à la dictature militaire de Cromwell et donna lieu à l’oppression sanglante de l’Irlande […]. La Grande Révolution française, qui avait commencé si brillamment, déboucha finalement dans la Terreur des Jacobins qui […] frayèrent la voie à la dictature militaire de Napoléon. […] La Révolution russe, qui éveilla de si grands espoirs dans les peuples accablés par la Première Guerre mondiale fut, dès la première année, immolée à la dictature des “révolutionnaires professionnels”.
»
Bien sûr, les auteurs qu’il cite en s’appuyant sur l’historien Max Nettlau ne sont en rien des « professionnels » et encore moins des révolutionnaires violents, de plus, souvent, pas du tout lié au mouvement ouvrier mais, quand même, pensons-nous, des révolutionnaires à leur façon : il s’agit de Lao-tseu, Zénon, Godwin, Warren, Proudhon et de quelques autres.
Et, de son côté, Emma Goldman écrit :
« Si je devais me décider à devenir active en Russie, leur expliquai-je, le soutien de Makhno ne m’appâterait pas plus que l’offre de Lénine par l’intermédiaire de la IIIe Internationale. Je ne niais pas les services rendus par Makhno à la révolution dans son combat contre les forces blanches, ni le fait que son armée de povstantsy était un mouvement de masse spontané des travailleurs. Cependant, je ne croyais pas que l’anarchisme eût quoi que ce soit à gagner de l’activité militaire ou que notre propagande dût dépendre des avantages militaires ou politiques gagnés. »
Emma Goldman, Vivre ma vie, L’Ėchappée, 2018, 1096 p.,le chapitre 52 sur la Russie .
On ne citera qu’un extrait de la correspondance de Kreszentia, dite Zenzl, compagne d’Erich Mühsam, tout en pointant la touche finale. À Fritz Picard, libraire, ami d’Erich Mühsam depuis 1925. Berlin-Pankow, 28 janvier 1959 : « Au cas où tu aurais encore dans ta librairie le Mahatma Gandhi de Romain Rolland et des albums de dessins de Welti (je crois qu’ils sont sortis jadis à Munich chez Hanfstaengl), j’aimerais les avoir comme cadeau pour mon 75e anniversaire. » (p. 112)
Propos de Kreszentia Mühsam, dite Zenzl (1884-1962)
Une vie de révolte. Lettres de 1918-1959
La Digitale, 2008, 246 p.
Il serait sans doute souhaitable de publier un florilège de ce genre de citations, ne serait-ce que pour montrer des aspects de la pensée libertaire que l’on maintient plus ou moins volontairement occultés.
Se défendre
Si l’on se penche sur l’archéologie de la violence, à n’en pas douter, pour certains, la violence est l’accoucheuse de l’histoire. Pour d’autres l’histoire de l’humanité est le résultat de sa capacité d’entraide. Ce qui nous importe est de comprendre comment l’idée de la conquête du futur humain est passée par la nécessité de prendre les armes.
Il est courant de justifier l’usage de la violence par la violence subie. Il est de bon ton d’excuser la vengeance armée manifestée par des esclaves révoltés des colonies françaises et de voir dans ce processus comme une justification mémorielle pour ce qui peut se passer aujourd’hui. Elsa Dorlin dans son ouvrage fort documenté, Se défendre, présente en son début comme une marque du racisme blanc les supplices appliqués à des Noirs antillais révoltés.
Elsa Dorlin Se défendre, une philosophie de la violence, Paris, Zones, 2017.
C’est un peu vite oublier que ce genre de pratique relève de la normalité quand l’esclave se révolte. Dans ces cas, le racisme est tout à fait secondaire ; seul le refus de voir qu’un moyen de production qui échappe à son propriétaire peut motiver au fond ce genre d’actes. Rappelons les crucifixions en série qui bordèrent la Via Appia, de Rome à Capoue, après la défaite des compagnons de Spartacus.
Il faudra attendre l’arrivée au pouvoir du christianisme pour que soit posée la question de l’usage de la violence par les autorités. Ce sera d’abord la question de la guerre juste qui sera abordée puis, plus tard, celle de l’usage légitime de la violence. À propos de cette dernière le nom à retenir est Grotius. Né dans les futurs Pays-Bas, tout à la fois juriste, humaniste, diplomate et avocat, il publiera Le Droit de la guerre et de la paix, livre de grande importance selon les historiens. Dédié au roi français Louis XIII, l’auteur déclare : « Je voyais dans l’univers chrétien une débauche de guerre qui eût fait honte même aux nations barbares : pour des causes légères ou sans motifs on courait aux armes, et lorsqu’on les avait une fois prises, on n’observait plus aucun respect ni du droit divin, ni du droit humain, comme si, en vertu d’une loi générale, la fureur avait été déchaînée sur la voie de tous les crimes. »
Grotius, Le Droit de la guerre et de la paix, Prolégomènes XXVIII (sur la Toile).
Cette question de la violence d’État, c’est-à-dire : « Qu’est ce qui est légitime ? », l’Église chrétienne avait tenté de régler cette question par les écrits de certains Pères de l’Église. Augustin (354-430) d’abord puis Thomas d’Aquin (1225-1274). Le premier affirme : « L’injustice de l’ennemi imposant au sage de faire une juste guerre. […] Car, enfin, il ne peut faire une guerre juste que pour punir l’injustice de ses adversaires, et cette injustice des hommes, même sans le cortège de la guerre, voilà ce qu’un homme ne peut pas ne pas déplorer. »
La Cité de Dieu , XIX, 7.
Pour le second, la guerre ne peut relever que de la puissance publique, sinon elle est un crime, et elle ne doit avoir lieu que pour faire triompher le bien commun.
L’histoire nous montre de tous les temps que le bien commun est toujours celui du détenteur des moyens de la violence. Régulièrement, des mouvements de révolte se saisissent de ces moyens, c’est-à-dire les armes, pour faire advenir leur bien commun. Et, tout aussi régulièrement, les détenteurs « légitimes » de ces moyens réduisent ces poussées « illégitimes ». Il va falloir attendre la deuxième moitié du XVIIIe siècle pour que le transfert des moyens armés soit légitimé. D’abord avec la Guerre d’indépendance des colonies britanniques (1775-1783) puis lors de la Révolution française à partir de 1789 quand le peuple prend les armes.
Pour mémoire
La non-violence n’était pas encore inventée. On s’accorde pour dire que c’est Gandhi qui – sans pour autant imposer un mot pour la qualifier –, par son action, mit en lumière cette forme de combat. Gandhi employa le terme d’« ahimsa » : respect de la vie ; puis celui de « satyagraha » : recherche de la vérité par la désobéissance civile ; c’est de la langue anglaise qu’est venu le terme de « nonviolence » repris par Romain Rolland en 1924.
Allons-nous, quant à nous, ajouter un adjectif à l’anarchisme en parlant d’anarchisme non-violent ou de non-violence libertaire ?
Cependant, on peut noter très tôt l’apparition dans la presse libertaire française – et en y voyant sans aucun doute une influence de la culture anglo-saxonne – le terme de « non-violence ».
Par exemple dans Le Père peinard du 7 février 1892 qui rend compte d’une action non-violente et publie un texte d’un certain Thomas Hastié.
Dictionnaire des militants anarchistes animé par Rolf Dupuy sur la Toile.
Ailleurs, dans L’Émancipateur, « organe du groupement communiste libertaire », n° 9, d’octobre 1906, il est signalé un article : « La civilisation, la morale et la vie » d’un certain Marcel Calas où il est écrit, entre autres : « J’opte pour le dogme de la non-violence ». Cette dernière formulation, bien sûr, est pour le moins malheureuse.
http://archivesautonomies.org/spip....
http://archivesautonomies.org/spip.php?rubrique575
Dans un article sur l’action de Gandhi en Inde, on trouvera, sous la plume de P[aul] Reclus, le terme de « désobéissance civile » ; c’était dans le numéro 89 du mensuel libertaire Plus loin de septembre 1932.
« La désobéissance civile et les libertaires, 1932 », in deladesobeissance.fr
Mais le mot de « non-violence » est-il le meilleur choix pour dire ce qu’est la non-violence ?
C’est un fait qu’on ne peut définir la non-violence qu’à partir de la violence. Or cette dernière revêt des aspects d’une très grande multiplicité : agressivité, animosité, brutalité, colère, coups et blessures, meurtres, déchaînement, émeute, emportement, férocité, force, furie, intolérance, irascibilité, oppression, précipitation, révolte, révolution, sévices, soulèvement, torture, véhémence, viol, virulence, vivacité, voies de fait, etc.
De même, parlerons-nous de violence justifiée, légitime, défensive, symbolique, cathartique, mystique, de violence des faibles, de violence sacrificielle, etc.
À propos de violence sacrificielle, nous pouvons avancer que le pacifiste Louis Lecoin – dont on ne peut pas dire, c’est le moins, qu’il ait eu une culture non-violente – quand il entreprit une grève de la faim à mort, un jeûne, pour l’obtention d’un statut pour les objecteurs de conscience, s’engagea par là dans une action sacrificielle non-violente.
Suite à la lecture du livre de Paul Malo (Sécurité maximale, à l’Atelier de création libertaire en 2018), on ajoutera la violence primaire que décrit l’auteur, violence qui règne dans certaines prisons canadiennes avec la domination des plus musclés sur les faibles et leur exploitation qui en découle.
De même que des militaires ou des policiers peuvent doser l’usage de leurs armes, dans la non-violence il peut y avoir une gradation dans la force de l’action.
Mais qu’en est-il quand le peuple prend les armes ?
S’armer
Quand le peuple prend les armes, il devient légitime. Simultanément, au mois d’octobre 1789, c’est une manifestation de femmes, sans armes, réclamant du pain qui ramènera le roi et sa famille à Paris. Recentrant ainsi la révolution dans la capitale. Plus tard, bien plus tard, en 1917, en Russie, en Allemagne, en France, avec la même revendication, ce seront des femmes qui enclencheront les révolutions.
Mais cela ne dure pas. La menace se fait jour aux frontières comme à l’intérieur. Le peuple doit se défendre. Armé, il devient une armée sur le modèle précédent. Le futur du peuple est la « nation ». L’incarnation de cette dernière est l’État. Il faut que la construction d’un État advienne pour que le peuple retrouve sa place de soumis.
Parmi les nations développées, seuls deux pays conservent cette idée du peuple en armes, la Suisse et les États-Unis. La première sous une forme apaisée et la seconde en éruption régulière.
En France, au XIXe siècle, le peuple va tenter à trois reprises de se réarmer en tant que tel. Les journées de Juillet 1830 comme la révolution de 1848 seront des échecs. Lors de cette dernière, des bataillons de la Garde nationale protègent les ouvriers. La Commune de Paris se terminera dans un bain de sang qui continue à hanter les mémoires révolutionnaires.
Et il faudra attendre la fin de ce siècle-là pour que les forces syndicales croissant, un mouvement antimilitariste se fasse jour.
En même temps que la IIIe République se met en place et se renforce, les guerres coloniales deviennent un refrain permanent en Europe. L’Asie comme l’Afrique offrent des étendues ouvertes aux conquêtes des pays européens. La guerre entre eux se continue ailleurs. Simultanément, avec le développement de l’industrie, alimenté par un exode rural de masse, le nombre d’ouvriers grossit et ce qui les unit de même. Le mouvement socialiste grandit, se renforce tant dans sa tendance socialiste ou sociale-démocrate que libertaire. Parmi cette dernière, la prise de conscience du danger militaire devient de plus en plus grande. D’abord au Pays-Bas autour de la figure de Domela Nieuwenhuis puis, en France, au cœur même des Bourses du travail.
Domela Nieuwenhuis était un fervent partisan du refus de l’armée. Annonçant sa mort en 1919, le journal L’Internationale écrivait : « On se rappelle comment, en 1891, au deuxième Congrès international socialiste de Bruxelles, il combattit les socialistes allemands et se fit le défenseur de la grève générale et du refus du service militaire. Il subit, à cette occasion, une défaite absolue, de même qu’au Congrès de Zurich. »
En 1900, Nieuwenhuis publie Le Militarisme et l’attitude des anarchistes et socialistes révolutionnaires devant la guerre, une brochure qui sera diffusée l’année suivante en France, probablement traduite par Joseph Cohen, un militant hollandais réfugié dans ce pays et qui lui servit d’interprète lors d’une série de conférences.
gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k81937p
Ce texte débute en démontrant que les guerres sont le produit du système économique. Elles « émanent de nos mauvais rapports sociaux ».
Puis advient une dénonciation radicale de l’idée de patrie :
« Soldats, la bourgeoisie qui vous prêche que c’est un honneur de servir la patrie se moque de vous dans son cabinet, si vous êtes assez naïfs pour le croire elle sait qu’elle vous trompe en vous disant ces choses. Tout ce qu’ils vous content de “patrie”, d’“amour pour la dynastie”, de courage, de fidélité, etc., ne sert qu’à vous étourdir, qu’à vous éblouir de façon que vous ne soyez plus capables de comprendre à quoi on vous emploie. »
La non-coopération
Quand bien même ils sont étroitement liés, l’antimilitarisme et le pacifisme ne sont pas à confondre avec la non-violence. La non-violence, comme l’anarchisme, se décline de multiples façons. S’il y a un continuum qui va du noir extrême au blanc le plus pur, en passant par de multiples teintes de gris, de même, il y a un continuum qui va de la violence à la non-violence en passant par des zones « sans violence » mais qui ne sont pas pour autant de la non-violence : il s’agit par exemple des différentes formes de grève, etc.
Mais il est d’usage d’inclure la non-violence dans ces champs d’action que l’on pourra énoncer en boycott, en sabotage doux et « choisi », en désobéissances diverses, etc.
Gene Sharp, dans La Lutte nonviolente. Pratiques pour le XXIe siècle (Écosociété, 2015) et le Manuel pour des campagnes non-violentes, publié en 2017 par l’Internationale des résistants à la guerre, en donnent de nombreux exemples.
Mais quelle est l’efficacité de ces différentes manière d’agir ? Par exemple, comment lutter contre une invasion étrangère ?
Il y eut une résistance militaire norvégienne à l’invasion allemande de 1940 que relate Le Chemin de la trahison, livre d’Éric Eydoux, mais ce pays neutre, nullement préparé à la guerre, ne pouvait résister longtemps à la puissance militaire allemande. Sur le sujet, nous connaissions surtout la résistance des enseignants norvégiens au nazisme et à Quisling, son « fører » (führer) – image extrêmement valorisée comme action non-violente ; en effet, sur 14 000 enseignants, 12 000 envoyèrent une lettre dûment signée pour refuser de rallier les rangs du parti fasciste et appliquer une nouvelle loi –, mais ce que décrit Eydoux, c’est une résistance civile généralisée par la non-coopération ; le mot, sauf erreur, n’est pourtant mentionné qu’une seule fois :
« Car, à peine Quisling s’est-il propulsé au pouvoir que la machine bureaucratique s’est grippée. À la fois aux niveaux ministériel et communal, il s’est heurté à un mur d’inertie et de mauvaise volonté. […] Ses ordres, ses dossiers, ses convocations se perdent sans retour. »
C’est sur les ondes de la BBC que le roi Haakon VII, réfugié en Angleterre, répond « non » à une demande de démission et que se dessine alors « un mouvement d’opinion » et « une première prise de conscience », nous dit Eydoux.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est également la Fédération norvégienne du sport, forte de ses 300 000 adhérents, qui témoignera de sa non-coopération quand elle diffusera une consigne : « Tu ne participeras pas ni n’assisteras aux manifestations sportives officielles. Tu veilleras néanmoins à garder la forme. »
Les comédiens de même firent grève quand ils ne purent exercer leur profession librement ; menacés de sanctions, ils remontèrent sur les planches, et c’est alors le public qui s’absenta des salles de spectacle.
Par ailleurs, c’est une importante caution morale qu’apportèrent les évêques protestants quand ils diffusèrent à 50 000 exemplaire une lettre pastorale dénonçant « une intolérable atteinte aux principes de la morale chrétienne et de l’État de droit », lettre lue en chaire par l’ensemble des pasteurs. Ils s’opposèrent également à l’embrigadement obligatoire dans la Phalange des jeunes ; les parents à leur tour dirent leur refus en envoyant entre 200 000 et 300 000 lettres, « pas une anonyme ».
Les projets de lois furent alors abandonnés mais accompagnés de diverses arrestations, maltraitances et exécutions (Eydoux donne le chiffre de 366 mises à mort par les Allemands durant cette Occupation ; les victimes norvégiennes de cette guerre se chiffrent, elles, à environ 10 000 personnes).
Éric Eydoux, Le Chemin de la trahison.
La Norvège à l’heure de Quisling, Gaïa, 2018, 432 p.
Refuser
La Norvège n’était pas un pays particulièrement belliqueux. Ce qui n’était pas le cas des pays plus au sud comme la France et l’Allemagne.
C’est à eux que pense Domela Nieuwenhuis quand il met en lumière l’influence du militarisme dès le plus jeune âge en prenant l’exemple des jouets d’enfants :
« Entrez dans les bazars et regardez autour de vous, ce ne sont que sabres, fusils, écharpes, drapeaux, tambours, casques, qui vont accoutumer les enfants dès le premier âge à manier avec une certaine prédilection des instruments de massacre. »
Cela lui permet de dire que le militarisme influence et pénètre fortement dans la conscience de la population. Il va ensuite démontrer à quel point la machine militaire est forte et se développe dans toute l’Europe avec pour but momentané la conquête coloniale. Devant la participation socialiste au gouvernement français, et donc l’acceptation du militarisme, il ne lui reste plus qu’à en appeler aux anarchistes dont il fait partie :
« Nous autres anarchistes, ne pouvons donc compter que sur nous-mêmes et sur les socialistes révolutionnaires et libertaires. »
La guerre, dit-il, « se développe nécessairement des armées, comme la plante se développe de la graine ».
Il faut lutter, ajoute-t-il, en refusant de collaborer avec le pouvoir :
« Le refus du service militaire est un des moyens propres à lutter contre les gouvernements. » L’année suivante, 1902, un autre texte aura une large influence. Il tendra à mettre en pratique cette assertion.
Son titre est accrocheur : Le Nouveau Manuel du soldat. Il est publié par les Bourses du travail et rédigé selon certaines sources par son secrétaire général Georges Yvetot.
La première partie est consacré comme le texte précédent à la déconstruction du terme patrie. Il est judicieux de penser qu’Yvetot s’était inspiré du texte hollandais.
« La Patrie, dit-on, c’est le pays où nous sommes nés, où nous vivons, où nous travaillons, où nous participons à la vie commune. Il faut aimer notre pays. Mais ne le faisons-nous pas, puisque nous voulons le bonheur par l’entente de ceux qui l’habitent, comme nous voulons le bonheur par l’entente de ceux qui habitent au-delà des montagnes, des fleuves et des mers ? »
Et d’ajouter que, pour lui, « le patriotisme vrai, le seul utile et actif consiste à s’employer de son mieux, chacun selon ses moyens, à entretenir la vie commune, à améliorer les conditions de l’existence au sein de chaque nation ».
Rien là qui engage à marcher au pas. Nous partageons un peu de sa colère quand Georges Yvetot ajoute :
« Voilà assez de mensonges, d’absurdités et de quiproquos. Il est temps d’en finir avec cette comédie sinistre. Aux gens qui viennent nous dire à tout propos la patrie exige, le pays réclame, il est temps de fermer la bouche une fois pour toutes. La patrie c’est nous-mêmes ou bien ce n’est rien du tout. »
Pour lui, la conséquence du patriotisme c’est le militarisme. Ce dernier est né le jour où « quelques-uns prirent pour eux ce qui appartenait à tous et résolurent de le conserver même par la force ».
Le patriotisme et le militarisme engendrent l’armée qui doit défendre la nation ; et Yvetot d’asséner :
« Est-ce défendre une nation que de se faire tuer pour les intérêts de quelques-uns ? »
L’opinion publique
L’armée, c’est l’outil de violence de l’État et du gouvernement. Et c’est parce qu’il sait lutter contre elle, parce qu’il peut disposer de moyens de destruction impressionnants, que la violence, même contestataire, fait l’affaire du gouvernement ; de plus, cette violence détourne la plus grosse partie de la population de nos idées que ce soit par la crainte de perdre le peu de ce qu’elle a acquis ou simplement parce qu’elle est soucieuse de sa « petite » tranquillité. C’est ce qu’on peut lire dans un texte publié par « paris-luttes-info » :
« Nous savons que Marcelin [ministre de l’Intérieur de 1968 à 1974] avant hier, Valls [idem, de 2012 à 2014] hier, Macron aujourd’hui savent tourner à leur avantage cette façon d’agir, voire de l’utiliser pour justifier des tours de vis sécuritaires. Nous pouvons craindre que cette violence fasse tomber des hésitants du côté du rejet du mouvement social en cours. Nous n’avons pas d’illusion sur l’efficacité « militaire » d’une telle tactique toujours mise en échec par les forces du pouvoir toujours plus fortes. Nous nous méfions du virilisme de ce mode d’action, nous nous inquiétons d’une violence sûre d’elle-même et de sa légitimité, une violence qui oublierait qu’il y a une personne sous l’armure du CRS. Nous savons que la violence est un poison pour ceux qui l’utilisent, pour ceux qui la subissent, pour la communauté humaine. C’est d’ailleurs pourquoi il est bon de rappeler que la violence dans notre société n’est pas d’abord dans la rue mais dans les conseils d’administration, dans les réunions paritaires, dans les lois votées à l’assemblée nationale. »
« Nous, non-violent·e·s dans le cortège de tête… »
Publié le 10 mai 2018 sur paris-luttes-info.
Nous avons tous des habitudes de penser et de vivre, des façons de faire, des rituels, des manières d’être ; et il ne nous viendrait pas à l’idée que l’on puisse faire autrement ; comme il est dit plus haut, toute notre culture est basée sur la violence et sur l’obéissance, dans la famille, à l’école, à l’armée. Il y a là les clés d’une efficacité que l’on ne remet pas en cause.
En ce début de XXIe siècle, dans le monde entier, la montée de mouvements populaires (printemps arabes, parapluies jaunes, ZAD en tous genres, le Chiapas, etc.) a montré une force considérable avec moins des armes que des actions diversifiées de désobéissance civile, de boycott, etc., accompagnés d’alternatives économiques, éducatives, de soins, etc.
Partisans de la violence ou d’options plus pacifiques, nous serons cependant d’accord, de part et d’autre, pour ne pas contester l’intention morale et militante de chacun ; également pour ne discuter que les opinions qui conduisent nos vies. Le respect est réciproque, il n’y a pas à en douter.
Il est vrai, pour autant, que nous sommes plusieurs à nous poser des questions et à dire également nos craintes quant à notre identité d’anarchiste. De même que Juan García Oliver ne se considérait plus anarchiste quand il était ministre de la Justice, nous nous demandons à quel moment de l’utilisation de la violence, nous cessons d’être anarchistes. Et comme nous pensons que l’avenir est toujours ouvert pour de nouvelles manières de faire et que de par le monde, surtout ces dernières années, des expériences de désobéissance civile non-violente ont vu le jour, nous nous pensons en droit de réfléchir à la question tout en restant anarchistes. D’ailleurs, par le passé, nous avons vu que les anarchistes n’ont pas toujours été des tenants de la violence. Tous, nous savons cela. La seule différence, c’est que maintenant nous avons donné des noms à des pratiques qui jusqu’alors étaient noyées dans l’ensemble des combats.
Loin de nous l’idée que nos compagnons qui contestent nos propos seraient « immatures » et « incapable de développement émotionnel ou intellectuel ». Si cela avait été le cas, nous aurions coupé les ponts avec eux depuis longtemps.
Le salut est en nous
Et nous sommes en droit de nous demander si le souvenir de la Commune ne joue pas un rôle dans cette attitude générale face à la violence. Le 15 septembre 1871, une affiche – rouge – fut apposée sur les murs de Paris. Elle appelait à la résistance contre les Prussiens qui assiégeaient la ville. Elle appelait le peuple à sauver la patrie, parce que « la capitulation n’est pas seulement encore et toujours la famine, mais la ruine et la honte » ; et elle ajoutait :
« C’est l’armée et la Garde nationale transportées prisonnières en Allemagne, et défilant dans les villes sous les insultes de l’étranger ; le commerce détruit, l’industrie morte, les contributions de guerre écrasant Paris : voilà ce que nous prépare l’impéritie ou la trahison. »
Ce texte de l’Affiche rouge qui émane des délégués des Vingt Arrondissements de Paris témoigne d’un acharnement vers la mort qui advint quelques mois plus tard. Les Prussiens étant restés alors hors champ.
En ce qui concerne notre interrogation de base à propos de la violence, Yvetot a une position tranchée :
« Aussi de la caserne on rapporte le culte de la force brutale, la religion de la violence. »
L’auteur, par la suite, n’oublie pas qu’il n’est pas seulement antimilitariste mais surtout secrétaire général des Bourses du travail qui sont la pointe avancée des luttes syndicales en France. Il rappelle que ce sont les soldats qui sont envoyés à chaque fois que des grèves éclatent dans le pays. Ce sont les prolétaires eux-mêmes, une fois sous l’uniforme, qui répriment plus que violemment leurs frères et leurs sœurs en lutte.
Dans une comptabilité horrible, il met au jour le nombre des morts, conséquence des engagements militaires français dans le monde, en commençant par Napoléon Ier et sa désastreuse campagne de Russie et en finissant par les guerres coloniales : Indes, Mexique, Algérie, Abyssinie, Transvaal, Java, Madagascar. Il arrive à 15 millions de morts. La question n’est pas de savoir si ces statistiques sont exactes, mais de souligner à quel point la France a payé un lourd tribut au militarisme.
Clairvoyant, lucide, il nous dit que la violence armée du peuple pour le peuple ne résoudrait pas la question du militarisme. Il importe de citer cette partie en entier, et ceux qui prônent la prise armée du pouvoir devraient en prendre connaissance.
« La Paix ne peut venir non plus de ceux qui rêvent de voir l’armée remplacée par des milices. Il y aurait à cela, il faut le reconnaître, une économie de 287 260 fr. Mais c’est tout l’avantage, car le service de trois ans supprimé serait remplacé sans doute par l’éducation militaire théorique et pratique des jeunes gens, et l’entretien de cet enseignement parmi les milices durerait toujours pour ceux qui en feraient partie. L’esprit militariste ne serait guère amoindri. D’ailleurs, les milices belges n’ont-elles pas tiré sur les grévistes et les manifestants qui réclamaient le suffrage -universel ? Les milices suisses n’ont-elles pas fait de même contre les grévistes, employés de tramways et autres ? »
Le Manuel du soldat se termine par une série d’exhortations :
« Désertez, ne tirez pas, ne soyez pas fratricides, révoltez-vous ! Eh bien, camarades, votre raison doit vous interdire de tuer d’autres hommes, vos semblables. […] Votre conscience de travailleurs vous défend de tirer sur d’autres travailleurs. »
Arrivé au bout de cette brochure, le lecteur d’aujourd’hui sent que le cœur n’y est plus. Il ne reste plus à Yvetot, qui paiera par de nombreux séjours en prison le prix de ses écrits, de déclarer avant d’autres et plus tardivement :
« Il n’y a que les travailleurs qui peuvent imposer la paix. Puissions-nous enfin avoir démontré que le salut est en nous ! »
La violence révolutionnaire
Il est sûr que notre questionnement et nos convictions remettent en cause des certitudes militantes quant aux diverses formes de violence jamais ou si peu questionnées.
Certains de nos ancêtres ont longtemps vécu avec l’idée que la terre était plate (n’était-ce pas évident ?). Puis, grâce à une meilleure connaissance du monde qui nous entoure, on en est venu à se dire que l’on n’avait pas raison. Mais, plate ou ronde, cela ne changeait en rien l’identité des Terriens.
Certains comparent la révolution à un enfantement ; nous voulons bien reprendre cette image et rappeler que les femmes jusqu’à il y a peu étaient condamnées par le diktat biblique et par l’usage commun à « enfanter dans la douleur ». Cependant, certains se sont efforcés de rendre moins pénible, sinon sans souffrances, cet accouchement. La nouvelle manière tendait à adoucir le travail.
Et, en quelque sorte, c’est vers quoi nous voulons aller quand nous proposons une désobéissance non-violente qui, cependant, n’évitera nullement les affrontements − donc souffrances et douleurs − avec les pouvoirs.
Il n’est pas faux de dire que la violence révolutionnaire est une conséquence inévitable de la violence structurelle de la société hiérarchique qui nous opprime. Mais nous dirons que c’est inévitable quand on ne trouve pas d’autres moyens. Si la violence révolutionnaire peut être une réponse à l’oppression, nous demandons d’analyser toutes les conséquences de cette violence-là.
Et comme nous ne sommes pas dogmatiques, nous ne disons pas que nos solutions réussiront à cent pour cent, seulement qu’elles peuvent éviter certaines retombées catastrophiques.
Se poser des questions, essayer de refaire une histoire qui a mal tourné, ruminer ce passé qui est le nôtre, c’est pourtant ce qu’a fait, quoique très brièvement, l’anarchiste Louis Lecoin au détour d’une page de son autobiographie :
« Maintenant que nous savons que ni la FAI ni la CNT, alliées par la suite aux antifascistes de différentes nuances, ne purent empêcher les hordes franquistes de triompher à la longue, j’en suis à me demander s’il n’eût pas été souhaitable que Franco l’emportât sans coup férir.
« Son triomphe n’eût été qu’éphémère, le temps seulement d’empêcher Hitler et Staline de s’en mêler.
« Toute l’Espagne du progrès restait ainsi disponible, et sa revanche ne pouvait tarder.
« Des milliers de militants et l’avenir du syndicalisme libertaire n’eussent point succombé dans les batailles avec tant d’autres combattants sincèrement antifascistes. Cottin et Berneri ne seraient pas morts ! Ne seraient pas morts non plus Ascaso, Durruti. »
Non, il n’y a pas là une expression de désespoir et de démission. Ce serait très mal connaître cet homme qui a milité jusqu’à son dernier jour. Il faudrait sans doute mieux tenir compte de son propos et ne pas botter en touche en expédiant trop vite son point de vue. Nous avions simplement noté une réflexion d’un militant actif, aguerri qui n’a jamais prétendu être non-violent et qui a souffert de ne pas voir mieux ses espoirs aboutir.
Oui, s’exposer à l’ennemi sur son propre terrain avec les mêmes armes que lui, affronter des professionnels de la violence armée, n’était-ce pas partir déjà battus ?
Louis Lecoin, Le Cours d’une vie, 1965 (disponible à l’Union pacifiste de France).
Et, de nos jours, nous pouvons nous demander si ce sont des raisons d’efficacité qui ont amené l’IRA, l’ETA, les FARC à faire leurs adieux aux armes ?
S’insurger
Effectivement, les uns après les autres ces mouvements de guérilla ont déposé leurs armes. Ils formaient les derniers feux des mouvements de libération nationale qui virent pour la plupart le jour au cours de la deuxième moitié du XXe siècle.
Il y eut dans certains pays développés des mouvements insurrectionnels non nationalistes qui amenèrent les pouvoirs à justifier un développement accéléré des moyens de répression. Ce fut les Brigades rouges en Italie, la bande à Baader en Allemagne, Action directe en France, le MIL entre France et Espagne, les GRAPO dans ce dernier pays, les Weathermen aux Etats Unis etc. Avec quelques autres ils reçurent le nom d’« opposition armée ». Ces groupes produisirent nombre d’écrits qui marquèrent profondément la génération post-68.
Malgré leurs échecs, ils ravivèrent l’espérance révolutionnaire armée.
http://revueperiode.net/guide-de-lecture-la-lutte-armee-en-france-et-en-europe/
Les organisations nationalistes telles que l’IRA, l’ETA, le FLNC, l’OLP, l’ANC déposèrent les armes les unes après les autres reconnaissant que les temps étaient passés. Dans les faits, le monde s’était globalisé. Leur discours avait perdu son sens. Les guérillas ne perdurèrent que dans des pays où l’emprise du capitalisme transnational était encore faible. Elles s’inscrivaient dans l’héritage du foquisme cher à Ernesto Guevara.
En revanche, il faut reconnaître au soulèvement zapatiste du Chiapas une compréhension élevée de leur situation. Le passage d’un mouvement guévariste marxiste-léniniste à une fusion avec les communautés indiennes vers une auto-organisation est unique dans l’histoire des guérillas. Jérôme Baschet dans une interview décrit ainsi la situation actuelle :
« On peut donc parler de sécession, mais aussi de destitution, au sens de ce qui rend le pouvoir inutile. De fait, dans leurs territoires, les zapatistes ont œuvré – c’est-à-dire lutté durement – pour rendre les institutions mexicaines parfaitement inutiles (même si, comme on l’a vu, celles-ci ne se laissent évidemment pas faire). La destitution suppose donc la résistance, la lutte contre, mais aussi un art de faire croître des formes d’organisation propres, pour que puissent se déployer les manières de vivre que les gens considèrent leurs ».
Tous les groupes précédemment cités fonctionnaient avec l’espoir plus ou moins avoué de former l’avant-garde de la révolution. L’écroulement de l’URSS et de l’idéologie marxiste-léniniste dans les années qui suivent marque la fin de cette conception du combat révolutionnaire. Pour autant, l’espérance insurrectionnelle armée continue d’exister dans certaines parties du monde, comme on le voit avec les Kurdes du PKK dans le Rojava, même si la pratique insurrectionnelle islamiste a fortement brouillé les cartes.
Entre-temps, les préoccupations environnementales ont donné naissance à des manifestations de masse. Partout, ces mouvements empruntent leurs façons de faire aux mouvements de lutte non-violents en faveur des droits civiques aux États-Unis d’où émergea Martin Luther King, un pasteur noir protestant.
Il se réclamait du satyagraha, l’action politique incarnée par Gandhi. Le fait que tous les deux aient été assassinés montre, s’il en était besoin, que la non-violence n’est pas sans danger ; le courage qu’elle affiche n’est pour autant pas une garantie que la partie adverse n’utilisera pas la totalité de ses outils de répression. Car la non-violence, quelle que soit son expression : individuelle, comme sur la place Taksim, le 17 juin 2013, à Istanbul quand le chorégraphe Erdem Gunduz, « l’homme à l’arrêt » est resté seul, debout pendant des heures pour protester contre la dictature d’Erdogan, ou collective quand il s’agit d’occuper une mine de lignite en Allemagne en août 2017, remet en cause profondément l’exercice du pouvoir. Ceci est alors insupportable pour ceux qui sont aux commandes.
Boycotter
Le boycott est une façon d’éviter le danger direct de la répression, une façon de lutter utilisé par des groupes politiques, des syndicats, mais également par un individu tout seul.
Il est certain que le boycott donne à l’individu une liberté d’agir, l’ouvre à des initiatives ; dans le boycott, l’individu ne s’efface pas derrière un collectif, derrière une organisation, il s’en affranchit ; pour autant, il est de la plus grande évidence que le succès dépend de son articulation avec le collectif. On ne réussit pas seul ; néanmoins, le boycott demeure un acte individuel qui se valorise au sein d’un collectif même quand il ne reste qu’« un choix silencieux, effectué seul, dans l’allée bondée d’un supermarché » ; le boycott peut être un acte minimal. Il n’empêche, comme l’écrit Gandhi en 1920, qu’« un boycott pratiqué par une poignée d’hommes revient à frapper un éléphant avec un fétu de paille ».
Le boycott redonne à la base une marge de manœuvre en se détournant des directives de l’organisation politique ou syndicale trop encombrée du passé militant ; l’individu l’emporte ainsi sur une quelconque hiérarchie. Si un dirigeant syndical peut, sans doute, arrêter une grève, en aucun cas il n’a le pouvoir d’arrêter un boycott ; avec le boycott, on se trouve devant une façon d’agir par en bas, une manière de faire aux perspectives ouvertes et qui ne repose pas sur une verticalité structurée, sur un encadrement autoritaire, sur une discipline obligatoire ; rien n’est demandé à qui entre en boycott, même pas un engagement physique à risques ; l’adhésion au boycott n’implique donc aucune astreinte ; chacun s’engage selon ses possibilités, selon ses forces, et choisit sa façon de s’impliquer.
Et comme l’écrivent Eyal Sivan et Armelle Laborie dans Un boycott légitime :
« Avec trois lettres pour seule identité visuelle et des directives d’action accessibles à tous, le BDS [Boycott, désinvestissement, sanctions] est un label mondialement connu qui fonctionne sans organisation centralisée, sans organigramme ni chef. » Cet engagement individuel serait la caractéristique d’un « nouveau militantisme » horizontal, antibureaucratique et antihiérarchique qui se concrétise autour de projets éphémères et immédiats ; le boycott, par une action économique, mais pas seulement, peut retrouver un pouvoir que l’action politique a dévoyé, créant une désaffection caractérisée envers les démocraties représentatives occidentales qui se manifeste clairement dans l’abstentionnisme électoral ; le boycott cherche ainsi d’autres voies. Le boycott, généralement, déplace le conflit du lieu de production vers le lieu de la consommation car, le capitalisme étant maintenant largement mondialisé et le prolétariat fortement atomisé, le combat du prolétaire se doit d’envisager de lutter autrement ; ainsi la lutte des classes prendra-t-elle d’autres formes. Il faut bien constater que, de par le monde, toutes les grandes aspirations sociales se voulant émancipatrices et qui ont accédé au pouvoir étatique ont échoué à concrétiser leur projet ; une nouvelle manière de faire se présente, nouvelle dans la mesure où on connaît de mieux en mieux ses ressorts et, maintenant qu’on l’a nommée et analysée, on la maîtrise davantage. Ainsi se dessine entre les producteurs, d’une part, et les consommateurs et usagers, d’autre part, une possible entente pour la construction d’un moyen de pression appuyé par l’ensemble des citoyens.
Allons-nous assister dans les temps à venir à la formation d’un contre-pouvoir mondialisé
de la société civile ? Le boycott, mode d’action postindustriel, remplacerait – ou bien accompagnerait – la grève, mode d’action industriel car, si le capitaliste peut licencier sans trop de souci les producteurs salariés, les multinationales ne peuvent pas licencier les consommateurs.
Si nous ne savons pas toujours ce qu’il faut faire, nous portons presque toujours en nous la certitude de ce qu’il ne faut pas faire, qu’il y a ainsi des limites que l’on ne peut franchir, autrement dit que l’individu recherche dans sa vie, plus ou moins consciemment, une cohérence.
Cohérence
C’est cette recherche qui me pousse à toujours aller plus loin dans la compréhension de ce monde qui semble bouger de plus en plus vite. Au départ, il y a bien des années, la cohérence n’était pas un souci. Il y avait d’abord un désir, celui d’être entier, vivant, fidèle à un passé. Aujourd’hui domine le refus de me laisser emporter par le courant. Pour alimenter cette résistance je ne peux me satisfaire d’écrits, d’ouvrages qui me sont sympathiques et ils sont nombreux. S’ils m’apportent des éléments, des briques qui me sont utiles, ils ne remettent pas en questions mes positions. En me confrontant, en analysant, en critiquant des écrits de gens qui semblent apparemment proches je me renforce et j’éclairci des choses qui pouvaient me sembler allant de soi. C’est ce qui s’est passé en découvrant un certain nombre de textes en provenance des Etats-Unis, mais pas seulement. L’homme qui fait référence dans le domaine de la critique libertaire de la non-violence a pour nom Peter Gelderloos. Hors la critique de cette forme d’action, vue comme une idéologie, tous ces textes et auteurs reconnaissent la validité de l’action directe non-violente et la nécessité de la reconnaitre comme un des moyens de luttes légitimes au même titre que la violence, armée ou pas. Illustrant cette problématique, dans un autre texte, il est possible de faire le parallèle entre le bris de vitrines au cours de manifestations ouvrières et le démontage d’un magasin McDonald le 12 aout 1999 à Millau. Je crois que nous avons là tous les éléments qui peuvent nous aider à répondre à cette possible alliance.
Il est clair que pas plus la vitrine brisée que ce McDo de Millau n’ont souffert. Pourtant des différences notables se font jour quand on observe de près les choses. L’édifice a été démonté, la vitrine ou le distributeur de monnaie ont été cassés. Ceux qui ont démonté l’édifice, certains parlent de son saccage, l’ont fait aux yeux de tous, publiquement et comme José Bové, l’ont revendiqué. Ceux qui ont cassé les vitrines se sont dissimulés, se sont éparpillés, restent inconnus. Une vitrine a par ailleurs un statut spécial. Elle est transparente. Elle laisse voir. La casser, brise ce fait. Le bris de vitrine fait peur à ceux qui l’observent, le regardent, en prennent connaissance. Ceux qui le font expriment une colère tout à fait justifiée, mais masqués, casqués, noirs souvent, ils font peur. Dans un texte publié après la manifestation du 1er mai 2018 on trouve ces mots : « … comme si le fait de casser en nombre des vitrines égalait un but marqué par son équipe de foot préférée ». Alors au lieu de les casser pourquoi ne pas les masquer, les boucher ? Qu’elles ne soient plus transparentes !
Donc nous voyons ici que dans ce cas, dans la société telle qu’elle est aujourd’hui, il y a plus qu’une opposition mais une contradiction dans cette façon de faire. Quand une action est lancée il importe de se demander comment elle va être reçue. On peut très bien ne pas être d’accord avec le démontage ou bien le fauchage d’OGM mais cela ne fait pas peur. Cela peut être même une marque de fierté. Un socle pour rebondir.
Une action directe non-violente n’a pas besoin d’une infrastructure particulière pour avoir lieu. Rappelons-nous l’homme, debout, sur la place Taksim en Turquie. La désobéissance civile est possible par tout le monde, quel que soit l’âge, le sexe etc. Pour s’attaquer aux vitrines, aux policiers, aux forces de sécurité quelles qu’elles soient il faut au contraire force, entrainement à la violence et autres qualité qui sont gages de réussites. Ces deux types d’attitudes illustrent aussi des choix de société à venir différents si ce n’est divergent. La pièce de théâtre "Ça ira (1) Fin de Louis" de J ; Pommerat montre la conversion des hommes armés qui mirent la monarchie à bas en police politique.
Il est clair qu’actions directes non-violentes peuvent coexister avec des actions violentes. Rappelons-nous qu’elles sont contradictoires non seulement dans les faits mais aussi dans les fins. Un acte non-violent qui n’aboutit pas peut trouver son sens en lui-même, un acte violent sans lendemain positif est un échec.
André Bernard & Pierre Sommermeyer