Gandhi à Paris, 1931.
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En 1931, Gandhi se rend à Londres pour participer à une conférence, dite de la Table ronde en vue de conduire l’Inde vers un éventuel statut de dominion. Vêtu d’un simple pagne et d’un châle, il séduit le petit peuple de la capitale anglaise, mais agace Churchill. La conférence échoue à cause des divisions, entretenues par les Britanniques, entre les communautés religieuses indiennes. Sur le chemin du retour, Gandhi séjourne à Paris puis en Suisse, où il rencontre son biographe Romain Rolland, et en Italie, où il croise Mussolini.

Le texte suivant a été publié par la revue La Révolution prolétarienne N°122 (décembre 1931) sous la plume de Daniel Guérin, disponible sur le site des Archives autonomies


16 heures, gare du Nord, à l’arrivée du rapide de Boulogne.

Journalistes, carnet à la main, prêts à happer le moindre renseignement photographes et opérateurs de ciné braquant leurs objectifs. On reconnaît, malgré le costume européen, des Hindous à la peau bru- ne ; et, parmi eux, une jeune fille en costume national.


On attend Gandhi.

Les travailleurs de la gare observent le spectacle avec une curiosité mêlée d’ironie. Encore un des grands de ce monde, pour lesquels M. Chiappe dérange ses bourriques ! Mais Gandhi est une attraction toute particulière, en ces lendemains de foire coloniale : les journaux, le film, les revuistes, n’ont-ils pas popularisé son crâne nu, sa bouche édentée, son bizarre vêtement de laine blanche

Le rapide entre en gare. On se rue vers le wagon. Et le tout petit, le frêle vieillard apparait, visage tanné, impassible, aussitôt entouré, écrasé par une foule qui le poussera jusqu’à la sortie comme un fétu de paille.

Nous voici à hauteur de la locomotive. Les projecteurs électriques des cinéastes répandent un flot de brutale lumière.

Le mécanicien et le chauffeur se penchent avidement pour apercevoir cette petite chose étrange qu’ils ont véhiculée. Et dans leur regard, je lis l’étonnement, la déception.

Le contact entre classes exploitées et peuples opprimés est encore à établir : l’homme qui personnifie, qu’on le veuille ou non, la lutte de 350 millions d’Hindous, vous l’avez regardé, mes camarades, comme une bête curieuse.

La maison où le « Mahatma » logera pour un soir est prise d’assaut.

Par un monde hétéroclite. Il y a là, dans l’étroit escalier où l’on se bouscule, de vieilles théosophes, un curé amateur d’autographes, M. Charles Gide, le « vénérable » patriarche de la Coopération, le pitre Raymond Duncan dans son grotesque accoutrement antique, qui voudrait faire concurrence à Gandhi, et des fous et ces folles qui voudraient contempler de plus près la grande attraction du jour.

La police déblaie tout ça, refoule tout ça dans la rue.

Et c’est maintenant le gavroche parisien qui a la parole.

Vous n’entrerez pas, il est fatigué, ses rotules flanchent, lance l’un d’eux à une vieille admiratrice Une sorte de boy-scout théosophe, a cheveux gris chemise orange et béret brun monte la garde devant la porte de l’immeuble. Vous n’entrerez pas, « l’aide de camp » du Mahatma vient de le dire, précise un autre.

Oui, laissons le pauvre Mahatma à ses « aides-de-camp » théosophes.

Devant Magic-City, où à 20 h. 30 Gandhi doit parler, c’est la ruée la plus extravagante. Une longue queue se presse sur le trottoir, tandis que les opérateurs de radiophonie s’affairent autour de leurs voitures. Dans la salle, le service d’ordre est assuré par ces mêmes étranges boy-scouts théosophes, mâles et femelles, roses et oranges, ceinturonnés, bardés d’insignes. Vit-on-jamais assistance plus mélangée ? Il y a là des représentants des cinq parties du monde, Hindous, Chinois, Africains du Nord, que sais-je encore, des journalistes, des intellectuels, des « pacifistes », des quakers et autres espèces rares. Des travailleurs, peu ou prou. Gandhi monte sur l’estrade, parmi les déclics et les éclairs de magnésium, debout, penché sur le microphone, commence en anglais, sans gestes, sans effets oratoires, sans que tressaille un muscle de son visage, une longue psalmodie un peu nasillarde. Après chaque phrase, il se recueille et l’on traduit.

SON DISCOURS

Sa première visite à Paris, évoque-t-il en commençant remonte à 1880, l’année de l’Exposition

- Depuis, autant que mes loisirs me l’ont permis, je me suis tenu au courant des choses de votre pays. Je suis un lecteur de Rousseau et de Voltaire. J’ai tenté de comprendre partiellement votre grande Révolution. Mais vous pouvez, si vous le voulez, donner un message au monde beaucoup plus grand que celui qu’ont donné vos ancêtres. Car il me semble que le monde est fatigué des guerres sanguinaires. Le monde est fatigué du mensonge, de l’hypocrisie, de la tromperie, résultat certain des méthodes belliqueuses. Le monde a commencé à comprendre quelles sont les conséquences économiques calamiteuses des guerres. Je suis convaincu que la crise économique qui déchire tous les pays sans excepter les grands Etats-Unis d’Amérique est la conséquence directe de la guerre mondiale que nous avons été assez égarés pour appeler la « grande guerre ».

Et ainsi il m’apparait que la lutte de l’Inde pour son indépendance est un événement d’une portée mondiale pour lequel, vous, femmes et hommes de Paris, devriez prendre l’intérêt le plus direct.

Cette nation de 350 millions d’habitants, représentant un cinquième de l’humanité tente d’obtenir sa liberté par des méthodes absolument loyales et dénuées de violence.

Le mensonge, la duplicité, la tromperie n’ont aucune part dans les méthodes que nous essayons d’employer aux Indes pour gagner notre liberté. Tout est fait ouvertement. La Vérité hait le secret. Plus vous êtes ouverts et plus vous serez véridiques. Dans le dictionnaire d’un homme qui base sa vie sur la Vérité et la Non-Violence il n’y a pas de place pour les mots de crainte et de désespoir.

Mais je vous prie de ne pas vous laisser entraîner par cette idée que notre mouvement est en quoi que ce soit un mouvement passif. Il est essentiellement un mouvement actif, beaucoup plus actif que n’importe quel mouvement basé sur l’emploi des armes meurtrières.

La Vérité et la Non-Violence sont peut-être les plus actives des forces qui sont dans le monde.

L’homme qui brandit des armes meurtrières et a l’intention de détruire les hommes qui sont ses ennemis doit prendre du repos de temps en temps, se reposer une partie de la journée. Il est, par conséquent, essentiellement inactif durant quelques heures par jour.

Il n’en est pas ainsi pour la Vérité et la Non-Violence, pour la raison bien simple que ce ne sont pas des armes extérieures. Ces armes-là reposent dans la poitrine humaine.

Et là, dans votre poitrine, elles ne cessent de trouver leur chemin vers l’expression, que vous soyez endormis ou à l’état de veille, que vous vous promeniez, que vous soyez mêlés à des travaux ou à des jeux actifs.

Gandhi oppose alors l’homme qui combat par la Non-Violence arme de la seule Idée au guerrier couvert de panoplies d’armes.

- Je n’ai fait que vous donner une vue sommaire des méthodes que nous employons, méthodes et sentiments qui ont pénétré jusqu’aux dernières couches des masses paysannes de l’Inde.

Je ne connais pas, dans l’histoire du monde, depuis plus de cent ans, un mouvement auquel autant d’hommes illettrés et humbles ont pris part.

La race humaine est essentiellement une race d’idolâtres. J’entends par cette expression que nous avons besoin d’une manifestation visuelle de nos croyances. Nous attendons avec impatience que surgissent des miracles Si le mouvement qui se produit aux Indes sur une immense échelle s’étend et s’amplifie, il donnera au monde le miracle que celui-ci attend et sa démonstration tangible. Et le monde entier viendra à ces deux grands principes de Vérité et de Non- Violence qui sont les deux piliers du progrès humain.

Gandhi ne veut pas terminer ces remarques préliminaires sans donner un très frappant exemple des méthodes dont il s’est fait l’apôtre :

Lorsqu’eut lieu, l’année dernière, la grande marche pour le sel, les masses indiennes participèrent d’une façon merveilleuse et inattendue à cet événement. Il y avait parmi elles, non pas des femmes élevées à l’européenne, instruites, mais des femmes illettrées qui ne savaient pas même tracer leur nom. Dès le début de cette entreprise, nous avons constaté que ni le sexe ni l’âge ne retinrent ceux qui y participèrent.

Femmes et hommes âgés s’y joignirent en même temps que les petits enfants. Je vous prie de croire mon témoignage quand je vous dit que nous n’avons fait aucun effort particulier pour attirer dans le mouvement les femmes et les enfants de l’Inde.

Si nous avons dû pourtant faire un certain effort pour entraîner la collaboration des femmes, ce fut seulement dans les villes. Mais, autant que je sache, aucun effort n’a été fait pour attirer les enfants. Il faut vraiment que l’atmosphère de l’Inde soit chargée d’une sorte d’électricité (non pas celle qui éclaire les rue de Paris) mais une électricité spirituelle pour avoir atteint jusqu’au cœur des petits enfants.

Ils allèrent à l’action, ces petits, avec tant de confiance et d’énergie, que leurs parents furent incapables de s’opposer à leur participation à la libération de l’Inde. Si vous êtes convaincus de l’importance des facteurs qui ont contribué à entraîner ces enfants, je vous invite à méditer les sources de ces facteurs, jusqu’à ce que vous en soyez pénétrés et jusqu’à ce que vous joigniez tous vos efforts à la lutte pour le triomphe d’une telle cause.

Gandhi termine son exposé en indiquant que celui- ci n’était qu’une préface à une discussion très amicale. Un certain nombre de question écrites lui ont été remises. Il se propose de répondre à chacune d’elles.

SES REPONSES

A aucun moment, durant ce long interrogatoire, le « Mahatma » ne sera pris au dépourvu. Il semble qu’il ait connu à l’avance, de toute éternité, les questions posées. Toujours impassible, calme, méthodique, avec une autorité de chef, et aussi avec la prudence, la subtilité d’un paysan madré, il aura réponse à tout.

Première Question : Le Mahatma a donné un message à l’Inde. Ne pense-t-il pas en donner un à tous les peuples de la terre ? Comment pense-t-il qu’un tel message puisse être donné et reçu en dehors de l’Inde ?

Il me semble que j’ai déjà répondu par anticipation. Les méthodes dont j’ai parlé sont appliquées par un peuple qui représente un cinquième de l’humanité. Elles sont susceptibles d’une application universelle dans la mesure où elles sont générales et applicables à l’ensemble de l’humanité.

Deuxième Question Pensez-vous que les méthodes de Non Coopération soient applicables en Occident, notamment en cas de mobilisation et de guerre ?

- Ma réponse est qu’indubitablement les méthodes non violentes de Non Coopération sont applicables en Occident comme en Orient. Non Coopération veut dire : s’abstenir de s’associer aux forces du mal. Et lorsqu’un homme ou une femme est arrivé à la conviction profonde qu’un fait ou une action est associé au principe du mal, c’est un devoir sacré pour cet homme ou cette femme de se dissocier d’avec cette action.

b) En cas de guerre faut-il se laisser fusiller plutôt que de porter les armes, ou est-il suffisant, comme je l’ai fait jusqu’ici, de tirer en l’air ?

- Si un soldat qui porte des armes extérieures s’est engagé à faire le sacrifice de sa vie pour tuer ses ennemis, combien davantage un homme qui a pris le parti de la Non Violence doit-il faire le sacrifice de sa vie pour ne pas tuer son semblable ! Dans un pays comme la France où règne le service militaire obligatoire, il se peut que ma réponse ait un parfum de haute trahison. Et comme je suis un hôte recevant l’hospitalisation de votre grande cité pour une seule nuit, on pourrait considérer comme sage et prudent de ma part de ne pas répondre à cette question. Mais au fronton de vos édifices, sur les portiques de vos tribunaux, n’est-il pas écrit : « Liberté, Egalité, Fraternité ». Rendons à votre gouvernement cet hommage que, jusqu’ici, il n’a pas supprimé la liberté de parole. En cas de guerre, peut-on se satisfaire de tirer en l’air ? Ma réponse est un non catégorique. Car en évitant ainsi les conséquences du refus de tuer vos semblables, vous ne prenez pas position, vous n’êtes pas fidèle à votre idéal.

Troisième Question : Reste-t-il des chances d’arriver à un règlement pacifique du problème hindou, ce que certains ne croient pas ? [1].

Il y a encore des chances de règlement pacifique. En tant qu’homme ayant placé toute sa foi dans la Non-Violence et la Vérité, je ne peux m’empêcher de croire encore qu’il y a des chances de règlement entièrement pacifique des relations anglo-indiennes. Le fait que je parais actuellement m’éloigner d’Angleterre les mains vides, ne signifie pas que tout espoir de solution pacifique ait disparu. Au contraire ce sera pour notre pays un nouveau stimulant pour toucher, par de nouvelles souffrances et de nouveaux sacrifices, le cœur de l’Angleterre et le convertir. La lutte de la Vérité et de la Non-Violence n’a jamais pour but la destruction de l’adversaire, mais sa conversion.

Quatrième question : Quel doit être l’idéal de l’humanité, la science ou l’ignorance ?

L’humanité ne doit se proposer comme idéal ni la science ni l’ignorance, mais la connaissance de soi-même. Cette connaissance de soi-même implique notamment que l’humanité doit comprendre qu’il y a quelque chose d’infiniment meilleur que la brute ou la bête féroce. S’il y a une science, elle résulte de la connaissance de soi-même et de l’action. L’expérience directe n’a pas besoin de la confirmation douteuse de la raison. Quand je contemple vos magnifiques cathédrales, je n’ai pas besoin d’un commentateur pour m’exposer les raisons de leur beauté.

Cinquième Question : Que pensez-vous de la voie que suivront la libre Russie et l’Inde libérée, non pas la Russie matérialiste d’aujourd’hui, mais une Russie spiritualisée ?

Quand l’Inde sera libérée et la Russie spiritualisée, il n’y aura plus de différence entre elles.

Sixième Question Que pensez-vous que l’on puisse faire contre la guerre et pour la prévenir ?

Si seulement les femmes voulaient oublier qu’elles appartiennent au sexe faible, elles pourraient faire infiniment plus que les hommes pour empêcher les guerres. Que feraient, que deviendraient vos « grands soldats », vos officiers, si leurs femmes, si leurs mères refusaient plus longtemps d’admettre leur profession militaire ?.

Septième Question Est-ce que le Mahatma se rend compte qu’aucune invitation n’a été adressée aux organisations prolétariennes et qu’il n’y a dans cette salle que des intellectuels et des libéraux ?

Je n’en savais rien. Mais on m’affirme que ce n’est pas exact [2].
Huitième Question Est-ce que le Mahatma a fait quelque chose pour attacher les milliers d’Indiens vivant en dehors de l’Inde à ce grand mouvement de libération de l’Inde ?
Je suis heureux de pouvoir profiter de cette question pour vous dire que ni le Congrès ni moi-même, n’avons eu besoin de faire effort pour que les Indiens d’au-delà les mers nous aident, notamment par d’importantes contributions pécuniaires.

Neuvième Question Est-ce que l’Inde indépendante aurait sa troupe armée ?

Si l’Inde devenait libre en un clin d’œil, je crains qu’elle ne soit pas encore suffisamment entraînée aux méthodes de Non-Violence pour se passer, du jour au lendemain, d’une armée. Mais je suis convaincu que si l’Inde obtient sa liberté par la Non-Violence, l’Inde libérée n’aura plus besoin d’une armée.

Dixième Question Acceptez-vous l’exploitation de l’homme par l’homme ?

Puisque je suis en train de tenter de libérer l’Inde de l’Angleterre, je suis naturellement contre l’exploitation de n’importe quel pays ou de n’importe quel individu.

Onzième Question Que pense le Mahatma des dernières déclarations de MacDonald à la Chambre des Communes ?

J’ai déjà exprimé l’opinion qu’elles ne me donnent nullement satisfaction.

Douzième Question Le Mahatma parle de l’universalité de son message, mais lorsqu’il voit les souffrances engendrées, en contre-coup de son action, dans le Lancashire, ne peut-on se demander si son message n’est pas simplement national plutôt qu’universel ?

Je réponds par un non catégorique. Le fait que l’Inde ne pourra recouvrer sa prospérité économique qu’au détriment des habitants du Lancashire n’empêche nullement ses méthodes d’action d’avoir une portée universelle. Si les habitants de Paris se mettaient, un beau matin, à entreprendre une campagne de purification. les hommes renonçant aux vins même légers, les femmes aux fanfreluches, cosmétiques, fards, poudres, même si ceux qui font profession de vendre ces vins, ces fards, ces fanfreluches étaient ruinés, ce serait tout de même un grand bien spirituel pour votre pays. Il faut faire ici une distinction très importante entre le bien essentiel de l’humanité et les intérêts de tel ou tel groupe.

Treizième Question Pourquoi les dames qui organisent cette réunion portent-elles des - uniformes militaires ?

Je n’en sais rien. C’est à elles qu’il faut le demander !

Quatorzième Question Savez-vous combien de temps il faudra à l’Inde pour devenir indépendante ?
C’est une des nombreuses question que Dieu s’est réservé pour lui-même.

Quinzième Question Que pense le Mahatma de la Révolution russe ?

Je suis assez humble pour ne pas prétendre à l’omniscience. Et par conséquent je déclare que je ne sais pas ce qu’il faut penser de la Révolution russe.

Seizième Question Que pense le Mahatma de l’attitude des églises chrétiennes en face du problème de la guerre ?

Etant étranger aux églises chrétiennes, je ne peux avoir qu’une opinion extérieure. Je pense que leur attitude est plutôt timide (rires).

Dix-Septième Question : Les Anglais emploient aux Indes des méthodes brutales, comment la Non-Violence peut-elle jouer en présence de la loi martiale ?

Il est de la plus extrême importance de ne pas répondre à la violence par la violence. Mais je désirerais faire une éducation si approfondie des peuples dans les méthodes de Non-Coopération qu’aucune loi martiale ne pourrait y résister.

Dix-Huitième Question Comment le Mahatma se représente- t-il la solution du problème des intouchables ?

La question des intouchables est certainement une tache très sérieuse sur l’écusson de l’Inde libre.
Des centaines de réformateurs sont aujourd’hui occupés à engager une action importante contre cette tache. Il en résulte que le serpent de l’intouchabilité en est déjà réduit à suffoquer.

Dix-neuvième Question : La justice civile est une forme de violence organisée. Qu’en pensez-vous ?
Dans la mesure où elle est basée sur la violence, elle n’est pas acceptable pour un homme qui croit à la Non-Violence et veut s’y conformer. Mais dans la mesure où les jugements rendus par la justice civile reposent sur le consentement populaire, l’acceptation de ces jugements ne constitue pas un manquement aux principes de Non-Violence mais en est au contraire la conséquence obligatoire.

Vingtième Question : Avant de combattre pour la libération de l’Inde, ne serait-il pas meilleur d’instruire d’abord les masses de l’Inde ? Libres, les 95% de cette population ne seraient-ils pas à la merci de quelques intellectuels ?
Il serait infiniment préférable d’être soumis à la domination d’une poignée d’intellectuels, qu’à celle de la force armée régnant par la violence. Mais, pour ce qui est de l’Inde, il sera certainement intéressant pour vous de savoir que c’est un pays d’une très haute et très antique civilisation. Sa population n’est pas du tout ignorante. La culture intellectuelle n’est pas indispensable à la culture du cœur ou même à la culture de l’esprit.

Vingt et unième Question Pensez-vous que la perfection morale soit accessible seulement à une élite ou, à l’ensemble de l’humanité ?

Je n’hésite pas à répondre que ce qui est possible pour un individu est possible pour l’ensemble de l’humanité. Si la perfection dépendait de circonstances extérieures, elle ne serait pas possible pour tous les hommes. Mais comme elle dépend de processus intérieurs, elle est accessible à tous.

Vingt-deuxième Question Est-il exact que vous ayez demandé l’appui de la France, alors que par ailleurs :vous avez déclaré que vous supprimeriez aux Indes toutes importations en dehors des importations anglaises ?

Je considère comme absolument juste de demander l’appui de la France, bien que j’aie promis au Lancashire un traitement privilégié. J’ai demandé l’appui de la France, non pas comme un marchandage commercial mais comme quelque chose de désintéressé. Ne voyez-vous pas que si je conclus avec l’Angleterre une association, c’est mon devoir de donner la préférence aux marchandises britanniques aussi longtemps que durera cette association ? Mais je vous prie de croire que mon nationalisme ne se limite pas à une association avec l’Angleterre. Et si je réussis à obtenir cette première victoire, j’entreprendrai immédiatement un nouveau pas : vers l’association universelle, étendant les mêmes droits et les mêmes devoirs à tous les peuples de la terre.

Vingt-troisième Question Pourquoi avez-vous abandonné le costume européen après l’avoir porté durant de longues années ?

Parce qu’il m’était impossible de m’unir complètement, intimement, avec la masse de mes compatriotes humbles si je portais des vêtements européens ; et aussi parce que ces vêtements sont complètement inadéquats au climat de l’Inde.


C’est fini. Après une dernière, question où l’on essaie de faire se prononcer Gandhi pour le christianisme question à laquelle il se dérobe avec une adresse et une fermeté toute socratiques, le frêle vieillard se lève doucement et disparaît. Vers quel destin retourne ce sage qui est aussi, qui est surtout un politique ? Les méthodes .de Non-Violence qui ont pu réussir un temps, seront-elles encore efficaces devant la volonté des Anglais de se maintenir aux Indes par la force ? Gandhi se résignera-t-il à la violence ou abandonnerait-il la partie 1 Ne faisons pas comme nos camarades communistes : attendons-le à l’épreuve suprême avant de lui jeter la pierre.

D. GUERIN.

Avec cette troisième question Gandhi a résumé ici une assez longue question que nous lui avions posée par écrit et dont voici la teneur

- Vous êtes l’apôtre de la non-violence. Mais un apôtre d’un genre particulier, qui écrit (12 mai 1920) : « Rien sur cette terre n’a jamais été accompli sans action directe ». Votre non-violence est surtout, et sans aucune restriction mentale de votre part, une violence contenue, réservée, différée.
- Tagore, comme le magistrat britannique qui vous jugea en 1922, comme ce M. Griffith, l’officier de police qui vous interrogea lors de l’agitation contre le bill Rowlatt, vous ont assez répété que la non-violence n’est qu’une étape vers la violence. Et vous sembliez accepter ce reproche lorsque vous écriviez (9 juin 1920) : « Les risques de l’indolence devant un problème grave sont infiniment plus grands que le danger de la violence, que peut faire naître l’organisation de la non-coopération ».
- D’ailleurs vous n’êtes pas un adversaire absolu, intraitable de la violence. Dans votre fameuse lettre au Vice-Roi pour l’inauguration de la non coopération, vous écriviez, parlant du parti extrémiste « J’avoue que je n’ai pas réussi (je ne l’ai même pas essayé) à le détourner de la violence pour des raisons morales, mais pour des raisons utilitaires. »

- Ce que vous avez surtout voulu, connaissant bien les masses indiennes, leur facile déchaînement, c’est d’éviter de les jeter avant l’heure dans des violences sanglantes et qui manqueraient leur but. Vous saviez aussi que contre la force britannique un pays désarmé doit trouver une autre arme ; et cette arme, la non-coopération, vous vous en êtes remarquablement servi.

- Vous êtes, sans en avoir l’air, un excellent stratège politique et par étapes progressives, vous avez ébranlé le joug de l’oppresseur.

- Mais aujourd’hui, vous voici à l’étape décisive. Votre souci d’épuiser, avant de passer à l’action, toutes les tentatives de conciliation vous a conduit, à Londres, à la comédie de la Table Ronde.

- Vous avez échoué vous revenez les mains vides. Qu’allez-vous faire ? Vous êtes avant tout un expérimentateur toute votre vie est une longue expérience personnelle ; s’il vous est prouvé par les événements que la non-violence a donné tout ce qu’elle pouvait donner, l’abandonnerez-vous ?

- Le 9 mars 1920 vous écriviez : « je ne dis pas que la politique de non-violence exclue la politique de vengeance, lorsque cette politique sera abandonnée », vous admettiez donc qu’elle pût être abandonnée.

- Le 9 août 1920, vous ajoutiez « je crois en vérité que s’il fallait absolument faire un choix entre la lâcheté et la violence, je conseillerais la violence ». Et le 8 septembre vous précisiez : « si l’Inde doit obtenir sa liberté par la violence, il faudra que ce soit par la violence disciplinée ». Vous admettiez donc le principe de la violence. A l’heure actuelle, après l’échec de Londres, alors que l’ordonnance terroriste du Bengale sévit sur l’Inde, s’imaginer que l’Inde se libérera du joug britannique par la seule non-violence, serait une coupable chimère. Vous aviez prévu cette heure l’heure du choix.

- Le II août 1920, vous écriviez : « si l’Inde accepte la doctrine de l’épée, ce sera pour mot l’heure de l’épreuve ». Nous vous attendons à l’épreuve. Comment choisirez-vous ? Resterez-vous avec le peuple de l’Inde ou l‘abandonnerez-vous à l’étape suprême ?

Notes :

[1Gandhi a résumé ici une assez longue question que nous lui avions posée par écrit et dont voici la teneur - voir plus haut

[2Indiquons que « Le Cri du Peuple » et la « R.P. » avaient reçu des cartons d’invitation




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