Les trois principaux piliers d’un régime totalitaire sont l’appareil du parti, la police et l’armée. Comme les 16 et 17 juin, la direction et les cadres du parti se trouvaient dans l’ensemble paralysés, le rôle des forces armées revêtit une très grande importance. Chacune des deux formations armées se composait de deux éléments : la police : de la Police populaire (VP) et de la Police de sûreté (SSD) ; l’armée : de la Police populaire encasernée (KVP) et des troupes d’occupation russes.Les membres de la Police populaire réagirent sensiblement de la même manière que les responsables du parti. Ils restèrent passifs, et certains se joignirent aux rebelles. Ils ne firent pas usage de leurs armes ; tout au plus essayèrent-ils de former de solides cordons de sécurité en se tenant les coudes, comme par exemple devant la Cité des Ministères. A de nombreuses reprises, les manifestants tentèrent d’attirer les Vopos dans leur camp. « N’avez-vous pas honte de défendre ces bandits ? cria un ouvrier aux policiers. Ils se prétendent un gouvernement ouvrier, et ils n’ont même pas les tripes de nous regarder en face. Jetez ces uniformes russes et joignez-vous à nous ! »
En beaucoup de cas, des Vopos entamèrent de longues discussions avec des manifestants et finalement les laissèrent passer. Lorsqu’ils apercevaient des parents et des amis dans un cortège, il leur était plus facile de s’y joindre. Lorsque de tels contacts personnels ne pouvaient s’établir, le simple fait que certaines usines très connues étaient représentées dans les manifestations amenait certains policiers à exprimer leur solidarité avec les grévistes.
Par contre, les manifestants connurent les plus grandes difficultés pour briser la résistance des membres de la Police de sûreté, corps détesté, ou pour fraterniser avec eux. Lorsque des actes de violence éclatèrent au cours du soulèvement, ils furent pour la plupart dirigés contre des gens de la SSD. Dans l’ensemble, toutefois, les policiers de la SSD se terrèrent dans les permanences du parti ou les prisons et s’y tinrent cois, à moins d’être attaqués directement. La dimension des manifestations à elle seule produisit un effet paralysant et décourageant sur les gens de la SSD, peu nombreux et armés pour la plupart de simples pistolets. Dès le matin du 17 juin, le ministère de la Sûreté perdit tout contact avec ses services extérieurs, et vers midi il était complètement isolé. A l’heure actuelle, on ne sait pas encore avec certitude si l’appareil de la SSD tomba en panne ou s’il fut délibérément freiné par le chef de la Sûreté, Wilhelm Zaisser, qui s’opposait à Ulbricht et sympathisait avec les rebelles.
L’atitude de la Police populaire encasernée est encore plus inexplicable. Les nouvelles du soulèvement semèrent la confusion parmi les officiers supérieurs et les états-majors, et en particulier chez les officiers de l’administration politique, à la Behrendstrasse à Berlin. Les hommes de la KVP ne bougèrent pas jusqu’au moment où ils furent mis à la disposition du commandement suprême soviétique ; après quoi ils s’avérèrent un instrument de répression efficace.
Les soupçons que nourrissaient les Russes à l’égard de la KVP se marquent dans le fait que ce corps ne reçut que trente cartouches par homme. Apparemment, les Soviétiques n’estimaient pas impensable que la KVP passe aux rebelles. Toutefois, il serait abusif de conclure des suspicions russes que la KVP n’aurait pu, si elle n’avait pas été placée sous commandement soviétique, se montrer loyale envers le régime. Les hommes de la KVP étaient entourés de plusieurs couches d’isolants qui les empêchaient d’éprouver, ne parlons pas d’exprimer, quelque solidarité avec les manifestants.
Leur existence dans les casernes les séparait du monde extérieur. II en résulta parmi la troupe et, dans une certaine mesure, même parmi les officiers une mauvaise information quant aux causes et au déroulement du soulèvement. Les soldats qui se déployèrent dans Berlin la nuit du 16 juin avaient été informés par leurs officiers qu’ils allaient ramasser des tracts répandus par l’ennemi. Lorsqu’ils trouvèrent non des tracts mais des manifestations ouvrières, les officiers leur expliquèrent, conformément à la position officielle, que des agents américains avaient pénétré en Allemagne de l’Est et incitaient à la révolte certains éléments de la population.
II se peut que les soldats aient éprouvé des doutes, mais il y avait trois autres facteurs isolants pour les empêcher d’acquérir une information convenable. A la différence de la Police populaire ordinaire, la KVP se composait d’hommes originaires d’autres régions du pays que celle où ils étaient stationnés. Peu familiarisés avec la situtian locale, il leur était presque impossible de se former un jugement personnel sur la nature des manifestations. Le développement d’une solidarité de groupe au sein des diverses unités était rendu pratiquement impossible par la présence d’officiers « politiques » et d’agents du Service de Sûreté de l’Etat, qui empêchait toute discussion franche. Enfin, les soldats de la KVP se trouvaient plus isolés des manifestations que les hommes de la Police populaire du fait qu’ils étaient disposés en unités plus importantes et avaient donc moins d’occasions de parler avec les grévistes. Stefan Brandt observe que lorsqu’ils furent répartis en unités plus petites, leur isolement diminua. Au cours des opérations à Halle, le commandant d’une compagnie de la KVP ordonna à ses hommes de mettre bas les armes. L’officier politique d’une unité stationnée à Oranienburg refusa de donner l’ordre de mettre baïonnette au canon. Des cas de désobéissance se produisirent à Erfurt et à Gera. La police maritime de Stralsund montra des tendances à se mutiner.
II n’est pas impensable que l’action même de grandes unités de la KVP aurait échoué si les manifestants avaient remarqué l’absence des troupes soviétiques et refusé de céder devant des soldats allemands. Les historiens sont d’accord que les troupes russes eurent une importance décisive dans l’arrêt du soulèvement : l’apparition des chars russes dans de nombreuses localités à partir du 17 juin à midi et la proclamation de l’état d’urgence plus tard le même jour, ôtèrent ses illusions et son courage au peuple est-allemand et permirent aux responsables égarés de retrouver le chemin de leurs postes habituels dans l’appareil du parti. Brandt décrit la conduite des soldats soviétiques :
« Ils obéissaient aux ordres de leurs officiers, sans émotion apparente, avec une précision mécanique et d’une manière disciplinée. A quelques exceptions près qui ne modifient pas la vision d’ensemble, ils respectèrent strictement la consigne d’éviter les victimes inutiles et les actes de sévérité injustifiée. »