Un petit ouvrage consacré à l’analyse du soulèvement et publié par le ministère fédéral des Affaires pan-allemandes adresse aux rebelles la critique de n’avoir pas réussi à occuper les bureaux du télégraphe et les stations de radio, et d’avoir évité le recours à la force. Cependant, l’expérience du soulèvement est-allemand suggère qu’il existe des arguments en faveur de l’utilisation de méthodes non violentes pour la résistance sous des régimes communistes.Indiscutablement, l’attitude généralement non violente des manifestants empêcha le SED de prendre contre eux des mesures immédiates ; en effet, même au ministère de la Justice, personne ne connaissait la portée exacte du droit constitutionnel de grève. Le 16 juin, les travailleurs de la construction arrivèrent au quartier général des syndicats à la Wallstrasse et y trouvèrent porte close. L’un des manifestants expliqua par la suite
« II n’y avait personne aux environs, mais nous n’avons pas essayé d’entrer de force. Si nous avions enfoncé la porte, le gouvernement aurait été trop heureux de se servir de ce prétexte pour prendre des mesures contre nous. »
Le 16 juin fut une journée de manifestations non violentes à Berlin, mais dans le courant du 17 le soulèvement prit des formes de plus en plus violentes. Des affiches communistes, des kiosques à journaux, des portraits de Pieck et d’Ulbricht furent détruits et brûlés. II y eut quelques heurts entre manifestants et policiers qui barraient les rues. Dans certaines villes, les prisons furent envahies et, à la faveur de la confusion, il n’y eut pas que des prisonniers politiques qui s’échappèrent. Quelques responsables et informateurs furent battus à mort par la foule. Mais les coups restèrent l’exception et en général les éléments les plus raisonnables parmi les ouvriers s’arrangèrent pour empêcher les actes de violence. Les manifestants mirent sous clé ou détruisirent toutes les armes qu’ils trouvèrent.
Aux usines Buna de Merseburg, une discussion s’engagea entre un officier russe et les ouvriers. Les meneurs de la grève soulignèrent que les travailleurs avaient subi l’oppression. A présent, pour la première fois ils étaient libres et heureux. « Les gens sont-ils libres lorsqu’ils détruisent, tuent et assassinent tout et tout le monde ? », demanda l’officier ; les ouvriers surent lui répondre : « Nous n’avons tué ni assassiné personne. La Constitution dit que nous avons le droit de faire la grève. » L’officier en convint mais exécuta ses ordres d’arrêter les meneurs de la grève et de les faire conduire à la Police populaire.
Que ce soit précisément le caractère discipliné et non violent du soulèvement qui ait mis en danger le SED, on peut l’induire indirectement des rapports rétrospectifs parus dans la presse du parti, qui justifiaient la répression brutale en calomniant les « chefs de bandes » et leurs méthodes prétendument violentes. Sous le titre : « Le fascisme montre son visage hideux », Neues Deutschland affirmait le 23 juin 1953 :
« Le 17 juin... des hordes fascistes se répandirent dans les rues, assassinant, pillant, détruisant et hurlant. Dans le chef lieu de province de Halle, les bandits assassinèrent un policier populaire... Leur dessein criminel était de détruire les réserves de vivres du peuple, et ils n’avaient pas même une pensée pour les enfants et les bébés. A Gôrlitz, de forts groupes de provocateurs fascistes forcèrent des camions de lait à faire demi-tour aux portes de la ville... Qui étaient ces provocateurs et ces espions ?... A Leipzig, Gerda Schiffel, une prostituée professionnelle de 22 ans, prit la tête d’une bande de tueurs et les mena à la Ritterstrasse où elle incita la foule à envahir et à saccager la maison de jeunes de la FDJ. Quand les policiers populaires tentèrent d’intervenir, Schiffel ordonna à ses partisans de les tuer. Elle a sur la conscience la mort des gens qui laissèrent ce monstre dépravé les conduire jusque sous le feu de nos forces armées. »
Ces efforts frénétiques destinés à discréditer les rebelles et leurs méthodes suggèrent que, parce qu’elle ne correspond pas au schéma idéologique de la contre-révolution fasciste, une action non violente disciplinée peut mettre dans l’embarras un régime communiste. Le 17 juin, ce fut l’utilisation efficace de l’armée qui tira le régime du SED de cet embarras. Existe-t-il des tactiques non violentes qui laisseraient espérer le succès lors d’affrontements entre résistants et forces armées ? II y a deux larges possibilités : la fraternisation et le refus de l’affrontement.
Pour que la fraternisation puisse produire quelque effet, il faut que les soldats aient une idée de l’identité, des buts et des méthodes des résistants. II peut être plus important d’informer et d’influencer les officiers que la troupe ; le 17 juin, des cas de désobéissance significatifs se produisirent plutôt parmi les officiers que parmi leurs subordonnés. Aucune tentative ne fut faite le 17 juin pour parler et faire passer des informations aux soldats russes, qui étaient stationnés dans des camps isolés et fréquemment remplacés par des troupes fraîches venues de Russie. Le maire de Berlin-Ouest, Ernst Reuter, rédigea en russe une adresse destinée aux membres des forces d’occupation soviétiques et l’enregistra dans un studio de radio. Mais les Alliés en interdirent la diffusion ; ils arrêtèrent aussi la tentative d’une organisation d’émigrés russes qui voulaient se poster sur la frontière avec un camion muni de haut-parleurs pour exhorter les soldats russes à ne pas user de violence contre des ouvriers qui manifestaient pour défendre leurs droits.
Si, dès les premiers stades du soulèvement, on avait essayé d’informer de sa nature les troupes russes et allemandes, il aurait probablement été possible de les convaincre de ne pas recourir à la force contre les manifestants, même lors de confrontations directes. Lorsque les chars russes se montrèrent, la plupart des rebelles se rendirent ou se dispersèrent. Saisis d’une rage impuissante, quelques jeunes lancèrent des pierres. Cependant, à Jena, il y eut un acte de résistance spécifiquement non violente des femmes s’assirent en rangs devant quelques chars et les arrêtèrent ; d’autres, au milieu de la foule énorme, poussèrent des trams l’un contre l’autre pour former une barricade. Mais les manifestants n’étaient pas familiarisés avec les méthodes de résistance non violentes. Lorsque les Russes ouvrirent le feu, la foule se dispersa .
II est impossible de dire ce qui se serait produit si la foule avait montré plus de résolution. Partout, les chars n’avançaient que très lentement à travers les attroupements, et lorsqu’ils ne rencontraient pas de résistance armée, les soldats déchargeaient en l’air leurs fusils. Par la suite, quelques officiers et soldats russes et allemand furent passés par les armes pour refus d’obéissance. Le ministère fédéral des Affaires pan-allemandes a établi à dix-sept le nombre des officiers et soldats russes ainsi exécutés. A Berlin Zehlendorf, un monument a été érigé à la mémoire de ces héros inconnus du soulèvement.
Des affrontements ne peuvent prendre une tournure favorable à la résistance que s’ils sont préparés et organisés d’avance et conduits d’une manière délibérément non violente. Ils sont toujours risqués et peuvent avoir pour résultat de nombreuses victimes, pas toujours toutes du côté des résistants. II faut garder toujours à l’esprit qu’une mutinerie parmi les troupes de répression sera punie d’exécutions sommaires, à moins qu’elle se propage largement ou qu’elle ne soit lancée par les officiers eux-mêmes. Par conséquent, une tactique plus sûre peut être le refus des affrontements de masse, ce qui ne signifie pas qu’on renonce à résister. Entre 14 et 16 heures le 17 juin, l’état d’urgence fut proclamé dans de nombreuses villes d’Allemagne de l’Est, mais les comités de grève de Halle, Bitterfeld et Merseburg continuèrent à appeler à la grève générale. Lorsque par la suite on leur demanda si cette consigne ne mettait pas en danger la vie des gens, des meneurs qui s’étaient réfugiés à l’Ouest répondirent que « dans les rues, les manifestants peuvent être facilement dispersés par les chars, mais ce n’est pas le cas s’ils restent chez eux ou mènent une grève sur le tas, à leurs postes de travail » . Le président du comité de grève de Bitterfeld rappelle quelques mesures préalables qui furent prises pour éviter les affrontements de masse
« A 1 heure de l’agrès-midi, après la libération des prisonniers, nous (les membres du comité) avons compris que, pour éviter les heurts, nous devrions continuer la grève sous une forme tout à fait différente. A la radio locale, nous avons appelé les ouvriers à regagner leurs entreprises mais à ne pas reprendre le travail. Nous avons pressé les autres citoyens de rentrer chez eux, les magasins d’alimentation de rouvrir et les travailleurs du gaz et de l’électricité de reprendre leur service. La plupart des gens ont suivi nos conseils ou se sont dispersés. Deux heures plus tard, l’état d’urgence était proclamé. Nous étions prêts. II n’y a pas eu besoin d’arrêter des émeutes de rue. A nouveau, nous avons radiodiffusé un appel pour que les gens ne se remettent pas au travail avant que nous le leur demandions. C’était ainsi qu’eux-mêmes voulaient que les choses se passent. »
Rainer Hildebrandt a examiné les conséquences possibles d’une grève générale non violente prolongée :
« Personne aujourd’hui ne peut dire comment la situation aurait évolué si la grève avait pris la forme d’un arrêt de travail non violent et prolongé, au lieu de se développer en plein air et, en certains endroits, de tourner à la manifestation violente. Lorsqu’on pèse le pour et le contre, il faut tenir compte que, dans certaines usines où la grève sur le tas se poursuivit plusieurs jours, les travailleurs ne subirent aucune perte et même obtinrent la libération de quelques-uns de leurs camarades de travail qui avaient été arrêtés pour faits de grève. »
II faut toutefois souligner qu’une grève générale prolongée exige au moins un minimum d’organisation et de communication entre les nombreuses usines concernées. Eugen Stamm a raison de dire que certaines faiblesses de la grève lui furent fatales : « Manque de préparations au plan de l’organisation ; absence d’une direction centrale ; incapacité des meneurs de grèves locales à rester en contact les uns avec les autres »
Dans la présente étude, je n’ai pas essayé d’envisager les chances qu’aurait un autre soulèvement dans les conditions actuelles, mais plutôt d’explorer la question posée par Thielicke sur l’applicabilité des principes de Gandhi au conflit Est-Ouest. On peut peut-être tirer deux conclusions principales : d’abord, qu’une résistance non violente de grande ampleur peut ébranler la suffisance idéologique d’un régime communiste et de son appareil de parti ; et ensuite, qu’une résistance non violente prolongée contre un régime communiste implique une utilisation consciente et disciplinée de l’action non violente ainsi qu’une organisation et des communications efficaces. Ces deux conclusions laissent penser qu’il est possible d’appliquer avec succès les principes gandhiens. A tout le moins, on ne peut affirmer que l’expérience historique prouve que la défense civile contre un occupant communiste est vouée à l’échec.