Beaucoup d’anti-communistes occidentaux ont fait leur, sans guère la discuter, l’idée que l’Etat communiste possède une machine parfaite de domination et d’oppression. Ils n’y distinguent que deux catégories de citoyens : les fonctionnaires du parti endoctrinés idéologiquement, et la masse des sujets impuissants. Ils considèrent généralement toute résistance comme sans espoir. Carl J. Friedrich et Zbigniew K. Brzezinski ont écrit que « les chances de parvenir à renverser un régime totalitaire sont vraiment minces... aucun effort de résistance ne paraît pouvoir aboutir... »La réaction des dirigeants au soulèvement des 16-17 juin montre que cette conception doit être modifiée. Une résolution de la 15e session du Comité central du SED fit les aveux suivants :
« Les événements du 16 au 19 juin ont révélé que durant cette période de provocation fasciste, certaines organisations du parti, des organes dirigeants du parti, des agents responsables du parti et des membres du parti ont cédé à la panique et à la confusion. Dans beaucoup de cas, des membres du parti se sont joints aux provocateurs et ont pris part à des meetings et des manifestations. D’autres membres, perdant leur sang froid, ont capitulé devant des ennemis du parti et des provocateurs fascistes, ou sont montés dans leur charrette. »
Le soulèvement ne se heurta pas à une direction du parti monolithique. Wilhelm Zaisser, ministre de la Sûreté publique, et Rudolf Herrnstadt, rédacteur en chef du journal du SED, Neues Deutschland, formèrent à l’intérieur du Politbüro et du Comité central une faction visant à renverser Ulbricht. Leur groupe put compter sur l’appui du clan Béria-Malenkov à Moscou et de l’appareil du SED dans le district de Berlin.
Le quartier général du SED de ce district reçut les premières informations sur les grèves de la bouche des membres du parti qui avaient tenté de convaincre les ouvriers de la Stalinallee que la ligne du parti était correcte. Heinz Brandt, secrétaire à l’agitation et à la propagande de cette organisation, a décrit les réactions de ces propagandistes du SED qui, tôt le matin du 16 juin, avaient supplié les ouvriers de renoncer à leur marche de protestation :
« Ils étaient complètement égarés. Pour la première fois de leur vie, ces jeunes hommes, qui pour la plupart avaient suivi des cours dans l’une des écoles du parti, faisaient l’expérience d’un véritable mouvement de la classe ouvrière. Ils ne pouvaient comprendre que ce mouvement soit dirigé contre le « parti ouvrier ».
« A 8h30 (du matin, le 16 juin), Bruno Baum (secrétaire économique de l’organisation du district de Berlin) me convoqua dans son bureau. II était blanc comme un linge. Jusque-là, je ne l’avais jamais vu incertain ou hésitant. Les événements qui venaient d’éclater frappaient ce genre d’hommes comme une incompréhensible catastrophe naturelle. La formule salvatrice du Jour J préparé à l’extérieur ne leur vint pas à l’esprit tant que les chars russes ne les eurent pas délivrés de leur position désespérée. »
Le Politbüro du SED se réunit le 16 juin ; comme chaque mardi, à la Maison de l’Unité, siège du Comité central. II discuta des changements de politique et de personnel qu’exigerait le « cours nouveau ». Au moment même où les ouvriers du bâtiment défilaient à travers Berlin, les principaux dirigeants y étaient engagés dans un conflit de pouvoir intérieur.
Après son entrevue avec Baum, Brandt se rendit en voiture à la Maison de l’Unité pour recommander que le renforcement des normes de travail soit immédiatement reporté ; il s’était assuré que Baum se ralliait à contrecœur à cette proposition. Hans Jendretzki, secrétaire du SED de Berlin, et Rudolf Herrnstadt quittèrent la séance du Politbüro et, depuis un corridor, écoutèrent le récit que fit Brandt des événements et sa proposition quant aux normes. Brandt devait ensuite passer plusieurs heures dans ce corridor dans l’attente d’une décision. Finalement, Ulbricht sortit et lui dit que le Politbüro avait accepté sa suggestion. II ordonna à Bruno Baum d’aller à la rencontre des manifestants et de les disperser en leur annonçant que le renforcement des normes était remis à plus tard. Brandt raconte :
« Lorsque nous rencontrâmes le cortège sur l’Alexanderplatz, Bruno Baum renonça à la tâche que Walter Ulbricht lui avait confié. II en avait vu assez pour se rendre compte qu’il s’agissait d’un véritable soulèvement populaire et qu’on ne pouvait le détourner avec un discours improvisé... “II n’y a rien que nous puissions faire ici, dit Bruno Baum. Je vais rentrer au QG du district. Quelqu’un devrait rester ici pour contrôler”. Mais il ne dit pas quelles étaient ses intentions et comment il imaginait un “contrôle” dans de telles circonstances. »
« Entre temps, j’avais parlé à quelques personnes en tête de la manifestation et je leur avais parlé de la remise à plus tard des normes... Bientôt la nouvelle se répandit parmi les manifestants, leur confiance en eux-mêmes se renforça d’autant ; l’action avait obtenu son premier grand succès. »
Lorsque le cortège atteignit la Cité des Ministères, Brandt consentit à lui parler. Debout sur un vélo, il dit que maintenant que le renforcement des normes avait été reporté, les travailleurs devaient « élire démocratiquement des comités d’entreprise représentatifs. Le « cours nouveau » doit mener à la réunification et à des élections libres ». Mais peu de responsables du parti allèrent jusque-là. Brandt décrit la réaction du fonctionnaire loyal moyen devant la décision du Politbüro :
« Les membres du personnel du SED qui travaillaient dans les environs sortaient et se mêlaient aux travailleurs, mais ils parlaient peu. Ils se sentaient déroutés en apprenant que les nouvelles normes, que jusqu’à ce moment ils avaient défendues, étaient abolies. Lorsque la radio de Berlin-Est diffusa la nouvelle, ces fonctionnaires se sentirent abandonnés par la direction du parti en “retraite” et rejetés par les travailleurs contre lesquels ils avaient défendu âprement le renforcement des normes... »
Le Politbüro et la direction du parti de Berlin avaient calculé que le report des normes suffirait à rétablir l’ordre et que, de toute façon, les manifestations resteraient limitées à Berlin. Lorsque le 17 juin, il y eut de nouvelles manifestations de masse, non seulement à Berlin mais dans tous les centres industriels d’Allemagne de l’Est, les chefs du SED et les responsables locaux du parti durent s’interroger sur ce qu’il y avait lieu de faire.
Depuis le début, certains responsables s’étaient prononcés en faveur de contre-mesures violentes, se conformant ainsi au stéréotype du fanatique aveuglé par son idéologie. Au début de la matinée du 16 juin, au moment où la manifestation commençait à se former sur la Stalinallee et était encore peu nombreuse, Waldemar Schmidt, chef de la police de Berlin-Est, avait sollicité des autorités d’occupation la permission de disperser le cortège et d’arrêter les meneurs. Mais les Russes estimèrent que de telles mesures prises contre des ouvriers auraient un caractère « provocateur » et interdirent strictement toute action policière. Dans la journée du 16, Schmidt se plaignit auprès de Hans Jendretzki, secrétaire du SED de Berlin, de la « mollesse » des Russes. Mais Jendretzki se refusa à exercer des pressions sur les Russes. II ne désirait pas être considéré comme un « massacreur d’ouvriers ».
Fritz Schenk, membre de la Commission de planification d’Etat, observa la manifestation du 17 juin depuis la Cité des Ministères. II décrit les réactions de certains spectateurs :
« La plupart de ceux qui se trouvaient là se sentaient tout à fait en sûreté et même forts en dépit de cette foule qui assiégeait notre porte. De vieux communistes critiquaient la latitude d’action qu’on laissait aux grévistes et affirmaient sans cesse que ces “bandits” devaient être traités par la force. “Ces vagabonds là ne se laisseront pas convaincre par des paroles, seulement par la matraque, et si ça ne suffit pas, peut-être que la poudre et les balles y parviendront”, tonna un vieux membre du SED. »
II est difficile d’analyser ce qui retenait les responsables de recourir à la répression violente. Un élément indiscutablement important est qu’on savait à la Cité des Ministères que les autorités soviétiques installées à Karishorst désiraient éviter l’effusion de sang, et que le ministre de la Sûreté publique avait interdit l’usage des armes à feu. L’affirmation de Jendretzki qu’il ne voulait pas passer pour un « massacreur d’ouvriers » semble inspirée par deux motifs : une hésitation humanitaire à tirer sur des gens désarmés, et une hésitation idéologique à faire feu sur une manifestation ouvrière. Le ministre de la Justice, Max Fechner, exprima même l’opinion que, le droit de grève étant garanti par la Constitution, les meneurs de cette grève ne pouvaient donc être poursuivis.
Les rapports sur les discussions intérieures au SED montrent le climat de dépression qui régnait parmi les responsables. Le matin du 17 juin, Bruno Leuschner, président de la Commission de planification d’Etat, dit à son collègue Schenk, tandis qu’ils regardaient la manifestation :
« Voilà les gens pour lesquels nous nous battons depuis des années, et dont nous croyons que nous avons les intérêts à cœur. Avons-nous fait quelque chose de travers ? »
On dit que même Grotewohl fut personnellement très affecté par le soulèvement de juin. Heinz Brandt résume l’effet produit sur le SED par cette mobilisation de travailleurs conscients de leur classe :
« Les responsables du parti et de l’Etat furent pris de court et de plus en plus paralysés. Un événement monstrueux se déroulait sous leurs yeux : des travailleurs se soulevaient contre “l’Etat ouvrier et paysan”. Le monde s’effondrait autour d’eux. Eux-mêmes étaient victimes d’une illusion collective, ils avaient pris la fiction pour la réalité. Ils ne comprenaient pas ce qui se passait et étaient incapables de réagir. Parmi eux, un groupe numériquement insignifiant se rangea immédiatement aux côtés des travailleurs. Dans leur écrasante majorité, ils étaient furieux et stupéfaits de cet effondrement incompréhensible de tous les principes qu’ils avaient tenus pour acquis. Effrayés à mourir par la révélation soudaine des véritables dispositions d’esprit des travailleurs et de leur force irrésistible, ils restaient passifs et impuissants. Bien entendu, il y avait aussi la foule des opportunistes qui se préoccupaient peu du bien-être des travailleurs mais ne désiraient en aucune manière risquer leur peau pour le SED. Ainsi donc, le 16 juin, le parti se révéla incapable d’agir. »
Le 17 juin, en province, les responsables du parti se trouvaient dans le même état de désarroi, et il est significatif qu’après le soulèvement de juin, les élections syndicales eurent pour effet un renouvellement de 71,4 % du personnel.
Lorsqu’on interprète l’attitude prise par les dirigeants du parti à l’aide de la documentation assez maigre dont on dispose, il est difficile de ne pas aboutir à la conclusion suivante : bien que l’idéologie communiste puisse, comme l’affirme Thielicke, fournir des justifications à une extrême violence, elle peut aussi, dans certaines circonstances, en inhiber l’usage. Les manifestations d’ouvriers chantant l’Internationale plongèrent dans la confusion et paralysèrent le parti précisément parce qu’elles touchaient ses fibres idéologiques