Le soulèvement se propagea avec une rapidité sans précédent dans les campagnes de résistance. Le 16 juin au matin, 300 travailleurs avaient formé le cortège sur la Stalinallee ; le lendemain, ils étaient au moins 300 000 en grève dans 272 localités de toute l’Allemagne de l’Est, soit 5,5 % des 5 500 000 salariés du pays. II ne faut pas chercher explication de ce phénomène, ainsi que le fit plus tard le SED, dans le fait que le soulèvement aurait été préparé en République fédérale pour éclater un certain Jour J, et aurait été dirigé par des provocateurs venus de Berlin Ouest et des agents fascistes. Au contraire, le récit des premières heures du soulèvement montre clairement qu’il manquait totalement de chefs et que chaque démarche fut improvisée.On ne peut dire que l’Occident se précipita pour soutenir le mouvement révolutionnaire. Les Alliés et le gouvernement fédéral furent pris complètement par surprise. Le maire de Berlin-Ouest, Ernst Reuter, se trouvait à une conférence à Vienne et les autorités militaires américaines refusèrent de le faire rentrer à Berlin par avion spécial . A 16 h 30, le 16 juin, la RIAS, station de radio berlinoise de langue allemande contrôlée par les Américains, diffusa les premières nouvelles de la manifestation à Berlin-Est, mais refusa de transmettre l’appel à la grève générale ou de laisser un ouvrier est-berlinois prendre la parole. Le 17 juin, à 1h24, et de nouveau à 2h24, la RIAS diffusa un témoignage oculaire qui faisait mention de la grève générale, Du côté occidental, le seul appel explicite à la résistance fut celui que lança le président de la confédération syndicale de Berlin, Ernst Scharnowski, lorsqu’au micro de la RIAS, le 17 juin à 5h32, il pressa les Allemands de l’Est de se rendre sur la place principale de leur localité.
II se peut que ces messages, qui furent écoutés partout en Allemagne orientale, aient contribué au déclenchement de la grève du 17 juin. Mais en Allemagne de l’Est même, les moyens de communication étaient utilisés pour propager les nouvelles. Selon de multiples témoignages, dans l’après-midi du 16 juin, des fonctionnaires des chemins de fer et du Département du Commerce intérieur et extérieur se servirent des réseaux de téléphone et de télex pour informer leurs collègues des événements de Berlin.
Le fait que les nouvelles des manifestations à Berlin parvinrent à la plupart sinon à la totalité des localités du pays n’explique pas à lui seul pourquoi un peu partout les travailleurs se déclarèrent immédiatement solidaires de leurs camarades berlinois et se joignirent à la grève. II ne peut y avoir qu’une seule explication, celle que donna un membre de la Police populaire (« Vopo ») de Berlin-Est lorsque des ouvriers du bâtiment le pressèrent de participer au cortège. Tout d’abord, lui et ses deux compagnons restèrent silencieux et immobiles, puis tout à coup il arracha sa vareuse, la jeta par terre et s’écria : « Voici le jour que j’attendais ! »
Le récit d’un ouvrier de Brandenburg donne une impression colorée de la manière dont fut reçue la nouvelle des événements de Berlin, et des difficultés que rencontre une grève qui se heurte aux intentions des syndicats :
« Le soir du 16 juin, nous avons entendu la RIAS parler des manifestations à Berlin. Les camarades pouvaient à peine en croire leurs oreilles, et nous étions pleins d’espoir. Au travail, nous discutions de ce que nous avions entendu. De petits groupes se formaient partout. Quelques ouvriers soulevèrent la question : devions nous participer à la grève ? Tout d’abord, personne n’osa dire : « Nous voulons la grève ».
Au bout d’environ une demi-heure de travail, un camarade que nous ne connaissions pas répandit la nouvelle que les ouvriers du bâtiment employés à l’aciérie étaient en grève et déjà en route vers le centre de la ville. D’un côté, nous étions terriblement ennuyés à l’idée de rater quelque chose ou d’arriver trop tard pour y participer. De l’autre, nous avions quelques doutes parce que l’homme qui nous avait parlé n’était pas dans l’usine depuis longtemps et que nous avions connu souvent des expériences désagréables avec des gens qui allaient d’un groupe à l’autre en chuchotant et en bavardant. Certains étaient des espions. « Nous avons discuté de ce qu’il fallait faire et décidé que l’un de nous irait à l’aciérie voir ce qui se passait. Quand il est revenu, il a confirmé tout ce qu’on nous avait dit. Les rues s’étaient remplies de travailleurs, tout le monde était en route. Avec quelques camarades en qui j’avais confiance, nous avons décidé de « préparer »les autres. Nous nous sommes dispersés dans l’atelier et nous avons parlé aux ouvriers que nous croyions assez braves pour faire passer le mot d’ordre de grève. Nous comptions qu’en une demi-heure le mot d’ordre aurait fait le tour.
« Ensuite, avec deux camarades, nous avons simplement abandonné nos machines. Cela devait se remarquer immédiatement parce que c’étaient les grosses machines dont dépend presque tout le travail. Nous avons ramassé nos outils à grand bruit et nous les avons jetés sur la table au dépôt. Les autres ont compris et les uns après les autres ils ont laissé tomber les leurs. Nous avons dit aux quelques-uns qui travaillaient encore de s’arrêter, et nous nous sommes rassemblés dans la cour pour discuter de la situation. Certains ne pouvaient pas croire les nouvelles c’était trop beau pour être vrai. Certains voulaient courir dehors pour ne rien manquer. Mais nous voulions attendre jusqu’à ce que toute l’usine soit avec nous.
« Entre temps, quelques hommes du parti, des gens de la direction et le contremaître se sont montrés. Ils nous ont demandé ce qui se passait. “Vous le savez mieux que nous”, avons-nous répondu. “Pouvez vous nous dire ce qui arrive à l’aciérie ?” a demandé quelqu’un ; un autre a crié : “L’aciérie est en grève !” Alors tout à coup les gens du parti ont compris ce qui se passait. L’un d’eux a dit : “Les ouvriers de l’aciérie ne sont pas en grève, ils manifestent. Et encore, pas tous, seulement les ouvriers de la construction ; ils veulent une augmentation de salaire”. “D’accord, avons-nous dit ; nous aussi nous manifestons pour une augmentation de salaire”. La discussion a traîné en longueur, les officiels essayaient de nous persuader de mettre nos revendications par écrit, pour qu’elles puissent être présentées au directeur. Les représentants du syndicat de l’entreprise, qui avaient toujours suivi la ligne officielle, nous ont dit que nos revendications étaient justifiées et devaient être prises en considération. Nous avons discuté environ une demi-heure. A la fin, un camarade a proposé qu’on vote si on manifestait ou si on retournait au travail. Le porte-parole du syndicat de l’entreprise, qui avait encore l’air de dominer la réunion, a demandé : “Qui vote pour mettre tout par écrit et retourner au travail ?”. Pas un seul, même parmi les gens du parti, n’a levé la main. Eclats de rire. Le syndicaliste ne savait que dire. Quelqu’un a crié : “L’autre proposition !” Alors il a fallu faire voter sur celle-là aussi. Environ 90 % ont levé la main. « Quelqu’un vote contre ?”. Personne n’a bougé. Un gars qui était debout près de moi a dit : « Ce sera le plus beau jour de ma vie.” »
Dans la région industrielle de Halle où les grévistes surent retrouver une longue tradition syndicaliste, le soulèvement se développa très rapidement. Dans cette ville, des représentants des comités de grève de presque toutes les entreprises industrielles se réunirent à 13h30 le 17 juin, à la station transformatrice, sur la place du Marché, et formèrent un comité inoffensivement appelé « d’initiative » qui annonça qu’un meeting de masse se tiendrait sur la même place à 18 heures ; la station de radio et le bureau du journal Neuer Weg furent occupés sans violence ouverte, grâce à des négociations que menèrent des représentants du Comité d’initiative.
Le meeting de la place du Marché commença ponctuellement à 18 heures. Selon les estimations, de 60 000 à 80 000 personnes y assistèrent, en dépit des chars soviétiques qui patrouillaient dans les rues depuis des heures et des coups de semonce que la Police populaire avait tirés en l’air. Le président du Comité d’initiative invita la foule à ne pas se laisser aller à des achats dus à la panique, à maintenir sa discipline et à obéir aux ordres des autorités soviétiques. Ensuite, il annonça la grève générale. Selon lui, les troupes d’occupation n’interviendraient pas si l’action de grève se faisait en bon ordre. Entre temps cependant, l’état d’urgence avait été proclamé à Halle et, comme le Comité d’initiative se prononçait fermement contre toute résistance, les chars soviétiques et la Police populaire n’eurent pas de difficultés à rétablir l’ordre.
Non loin de là, dans les entreprises électro-chimiques de Bitterfeld, le soulèvement connut un déroulement semblable. S’adressant à 10 000 manifestants depuis un camion muni de haut-parleurs, le président du comité de grève les exhorta à éviter tout acte de violence et à obéir aux ordres des Soviétiques. Caractéristique importante de la grève à Bitterfeld, le comité de l’endroit faisait des préparatifs en vue d’une grève générale atteignant toute l’Allemagne de l’Est qui devait commencer le 22 juin ; ce qui suggère qu’à ce stade, les gens ne pensaient pas en termes de révolution violente. Apparemment, le but était de forcer le gouvernement à démissionner après avoir accordé des élections libres, au moyen d’une grève générale éventuellemet prolongée.