Le soulèvement est-allemand explosa spontanément et surprit les autorités qui n’étaient pas préparées à un tel événement. II se produisit après que les dirigeants du SED (Parti d’unité socialiste) [10] eurent tenté de persuader les ouvriers du bâtiment qui travaillaient dans l’artère édifiée à la gloire du socialisme, la Stalinallee à Berlin, qu’il serait dans leur intérêt d’accepter volontairement un renforcement de la norme de travail, autrement dit d’acceper une diminution de leurs salaires en échange de la même quantité de travail. La campagne pour le renforcement des normes était en train en Allemagne de l’Est depuis le début de l’année. Mais la mort de Staline, le 6 mars 1953, avait été suivie dans ce pays de la proclamation soudaine, le 11 juin, d’un « cours nouveau » plus libéral ; la ligne du parti était assez fluide, et les dirigeants du SED et des syndicats, quoique arrogants, ne se sentaient pas très sûrs d’eux-mêmes. Les travailleurs se rendaient compte du changement d’atmosphère et, pour une fois, renâclaient à accepter les nouvelles normes [11]. . Le mécontentement se répandait, et quelque soixante grèves locales avaient éclaté en Allemagne de l’Est durant la première moitié de juin.
Le samedi 13 juin, des travailleurs de la VEB (Volkseigener Betrieb Industriebau) (société publique de construction industrielle) partirent excursionner en bateau ; des membres d’autres syndicats de la construction les accompagnaient, et parmi eux quelques travailleurs du Bloc 40 de la Stalinallee. Leur principal sujet de discussion fut le renforcement des normes, qui devait entrer en vigueur rétroactivement à dater du 1er, juin, et avait été accepté à la suite de pressions. Chacun s’accorda à affirmer que le renforcement « volontaire » ne devait pas être toléré.
Le lundi 15 juin, l’agitation se développa parmi les ouvriers du bâtiment de la Stalinallee. Au Bloc 40, ils élurent deux délégués qui devraient établir une résolution demandant le retour aux normes précédentes à Grotewohl, le Premier ministre, et Ulbricht, le secrétaire général du SED. La direction syndicale invita les travailleurs à attendre l’arrivée des porte-parole du syndicat, mais à 14h30, les travailleurs se mirent en grève et annoncèrent qu’ils ne reprendraient le travail que lorsque la question aurait été réglée de façon satisfaisante. L’annonce de la grève se propagea comme un feu de broussailles sur les autres chantiers de la Stalinallee, mais il était trop tard ce jour-là pour entreprendre une action de soutien.
II est peu vraisemblable que la grève ait été effectivement décidée. au cours de l’excursion, mais les travailleurs y découvrirent qu’ils n’étaient pas seuls à éprouver du mécontentement, et qu’ils ne seraient pas seuls s’ils choisissaient d’entreprendre quelque action de protestation. II existait donc un sentiment de solidarité première condition d’une résistance de masse.
Le mardi 16 juin, un article publié dans le journal syndical Tribüne souffla sur le feu. II annonçait la décision du Conseil des ministres de renforcer les normes de travail de 10 % en moyenne, et de veiller à ce qu’elles soient strictement appliquées pour le 30 juin 1953. Le représentant du syndicat de la construction et du bois pénétra dans le Bloc 40 à 8h30. II ne trouva parmi les travailleurs indignés aucune adhésion au slogan du SED.
« D’abord travailler plus, ensuite vivre mieux. »
Après une discussion qui traîna en longueur, les ouvriers décidèrent de ne plus attendre, et d’envoyer à Ulbricht et Grotewolhl les délégués qu’ils avaient élus le jour d’avant. Au cours d’un meeting improvisé, un contremaître déclara qu’il était temps d’agir, et que tous les ouvriers devraient y aller, et non seulement les délégués. L’un des travailleurs a décrit ce moment historique dans l’histoire du soulèvement : « Un camarade s’avança : Faites votre choix. Si vous êtes avec nous, mettez vous à droite [12] ; sinon mettez vous à gauche. Toute la bande se mit à droite. » Le soulèvement commença à cet instant. Les travailleurs résolurent de protester ouvertement. Après cela, ils ne pouvaient plus faire demi-tour. Le fait qu’ils avaient tous choisi la même attitude leur donnait force et confiance.
Ils prirent une vieille affiche et y tracèrent hâtivement les mots : « Nous réclamons une réduction des normes ». Sur l’autre face, on voyait encore l’ancien texte, à présent maculé de peinture blanche qui avait traversé le papier « Le 1er mai, le Bloc 40 a volontairement renforcé sa norme de travail de 10 %. » Les travailleurs allèrent ensuite d’un chantier à l’autre, invitant leurs collègues à les accompagner. Bientôt, les chantiers de la Stalinallee se trouvèrent désertés. Partis à 300, les membres du cortège furent 800 puis, après qu’ils eurent fait le tour du quartier, 2000. Cependant, il n’y avait personne pour mener la marche, et pas de comité de grève. Lorsque après avoir traversé la Strausbergerplatz et l’Alexanderplatz, la foule arriva à la « Cité des Ministères » dans la Leipzigerstrasse, les manifestants savaient seulement qu’ils n’étaient pas prêts à se laisser démobiliser à coups de slogans du parti. Ils voulaient interroger Grotewohl et Ulbricht. Selbmann, le ministre de l’Industrie, de la Construction et des Mines, et un certain professeur Havemann [13]
haranguèrent les manifestants, essayant de les convaincre de se disperser. Ceux ci n’avaient toujours pas de porte-parole. Un travailleur raconta par la suite : « A ce stade de la manifestation, il était évident que la foule ne se sentait pas sûre d’elle-même. Personne ne savait quelle serait la démarche suivante, et personne n’était prêt à prendre la tête ou à se faire le porte-parole. »
Dix minutes environ s’écoulèrent, puis un ouvrier du bâtiment s’écria : « Camarades, j’ai passé cinq ans dans un camp de concentration nazi. Pour l’amour de la liberté, je suis prêt à risquer dix autres années sous ce régime-ci. » II fut applaudi et acclamé. Chaque mot des brefs discours qui suivirent parla de courage et de volonté de faire des sacrifices. Chaque discours était un acte d’autolibération qui, livré au public, le libérait de la peur et de l’envoûtement du régime totalitaire. L’un des orateurs réclama des élections libres et à vote secret. Un machiniste de 25 ans monta sur une table et dit : « Camarades, attendons encore une demi-heure. Si à ce moment Grotewohl et Ulbricht ne se sont pas montrés pour satisfaire nos réclamations, nous défilerons à travers les quartiers ouvriers de Berlin et inviterons nos camarades à entamer demain une grève générale. »
L’appel à la grève générale contre un gouvernement qui s’affirmait ouvrier équivalait à un appel à la révolution. Comment la foule réagit elle ? Un témoin raconte : « Tout d’abord, nous fûmes tous stupéfaits, peut être parce que nous ne nous étions pas rendu compte de la vitesse à laquelle la situation évoluait. L’instant d’après, il y eut une tempête d’applaudissements et les gens se mirent à discuter de la grève générale. Les plus jeunes ne savaient même pas de quoi il s’agissait. »
Que le mouvement de protestation contre le renforcement des normes s’était transformé en soulèvement populaire, cela apparaissait à l’évidence dans les cris qui s’élevaient : « A bas le gouvernement ! » « Liberté ! », et un chant qui visait Pieck (le président de la République), Grotewohl et Ulbricht : « Un bouc, une panse et des lunettes, ce n’est pas ce que veut le peuple » (« Spitzbart, Bauch und Brille sind nicht des Volkes Wille »). Chantant en chœur, le cortège d’ouvriers appelait à la grève générale. Les camions à haut-parleurs envoyés par le gouvernement pour annoncer que le Politbüro allait « reconsidérer » les normes, arrivèrent trop tard. Les manifestants saisirent l’un de ces camions dont ils expulsèrent quelques représentants du gouvernement, et transmirent leur invitation à la grève à des milliers d’ouvriers, qu’ils appelèrent à se rassembler sur la Strausbergerplatz de Berlin le matin du 17 juin. Le cortège revint à la Stalinallee où il se dispersa vers 17 heures. Le camion à haut parleur fut rendu et les ouvriers rentrèrent chez eux.
Notes :
[10] Le S.E.D., parti au pouvoir en Allemagne de l’Est, naquit en 1946 d’une coalition entre le Parti Communiste Allemand (K.P.D.) et le Parti Social Démocrate (S.P.D.). Les membres du S.P.D. qui se trouvaient dans la zone d’occupation soviétique ne votèrent jamais sur cette fusion. Ce ne fut qu’à l’ouest qu’un référendum fut organisé parmi les membres du S.P.D. ; il aboutit à la victoire des opposants à la fusion.
[11] Sur l’histoire des événements qui menèrent au soulèvement, voir Stefan Brant, n Der Aufstand : Vorgeschichte, Geschichte und Deutung des 17. Juni 1953 v, Stuttgart, Steingrüben, 1954, pp. 11 102. (Ce livre a été publié en anglais sous le titre n The East German Uprising », traduction et adaptation de Charles Wheeler, Londres, Thames and Hudson, 1955, et New York, Praeger, 1957). Voir aussi Arnulf Baring, « Der 17. Juni 1953 , Cologne, Kiepenheuer & Witsch, 1965, pp. 19 55e Mon récit du soulèvement ne prétend aucunement à l’originalité et pour l’essentiel suit Der Aufstand im Juni p de Leithàuser, qui résulte de la compilation de témoignages oculaires
[12] Témoignage oculaire cité dans Leithâuser, « Der Aufstand im Juni », p. 14
[13] Heinz Brandt, qui lui aussi parla à cette foule (voir plus loin), m’a dit que c’est ce même professeur qui, durant l’hiver 1963 1964, critiqua dans ses cours les dogmes communistes, suscitant ainsi le mécontentement du S.E.D. et l’attention de l’Ouest. Voir Robert Havemann, « Dialektik ohne Dogma ? Naturwissenschaft und Weltanschauung » Reinbeck, Rowohlt, 1964 ; également « S.E.D. und Freiheit : der Fall Havemann », « Der Spiegel », Hambourg, 25 mars 1964. Brandt affirme que Havemann, debout sur le vélo du haut duquel lui même s’adressa à la foule, exprima des critiques quant à la politique menée jusque là, mais que son but était de faire se terminer la manifestation. Selon lui, malgré des interruptions, Havemann put achever son discours. Dans Leithäuser, op. cit., p. 17, on laisse entendre que Havemann fut forcé de se taire au bout de trente secondes.