Pour modifier les comportements, il faut connaître leurs déterminismes et compter sur la relative imprévisibilité de notre imagination, mais pas sur une liberté métaphysique probablement illusoire
Le plus souvent, ceux qui luttent pour « les » libertés croient à « la » liberté métaphysique et se réfèrent à diverses formes de dualisme (corps-esprit, société-individu, nature-surnature, etc.) [1]. Les libertaires se distinguent sur deux points : ils récusent la notion abstraite de l’homme impliquée par la notion de libertés publiques (comme par celle, plus générale, de « Droits de l’Homme »), et leur conception de « la » liberté est très large (« la liberté illimitée de chacun par la liberté de tous »). Mais, sauf exceptions, ils se réfèrent eux aussi à des présupposés dualistes. Or les recherches scientifiques ont avancé grâce au rejet de toute affirmation métaphysique (dualiste ou même moniste), et suggèrent fortement, surtout depuis quelques dizaines d’années, que la liberté est une illusion. Devant cette contradiction, quelle position les libertaires ont-ils intérêt à adopter ?
La fin de "la" liberté
On ne conteste guère aujourd’hui la légitimité des recherches en physique, et on ne reproche plus sérieusement à la science d’avoir franchi sans référence à aucun mystère la « première frontière », celle du vivant [2]. Mais beaucoup encore refusent les analyses scientifiques de la « deuxième frontière », qu’ils situent à partir du cerveau humain. Pourtant, le dualisme est stérile à tous les niveaux d’analyse. De même que le dualisme de la matière et de « l’élan vital » (Bergson) n’a jamais fait avancer l’étude des relations entre les faits d’ordre physique et les propriétés des êtres vivants, de même ni le dualisme du corps et de l’âme (ou du cerveau et de l’esprit, ou du système nerveux et du mental...), ni l’opposition entre la société et l’individu (ou la personne, ou le sujet...) n’éclairent les relations entre les faits d’ordre physique et biologiques et les propriétés des animaux qui, à la fois, vivent en société et sont dotés du système nerveux le plus complexe (signes linguistiques à double articulation, sociétés très diversifiées, imagination et conscience particulièrement développées). La science n’avance ici qu’à partir du moment où elle considère les intentions d’un individu, les pratiques sociales, non plus comme la manifestation d’un projet ineffable, d’une liberté surnaturelle, d’une nature intangible, mais comme des données analysables, des facteurs dans une situation interactive : cette hypothèse seule se révèle heuristique. J’évoquerai quatre domaines de recherche particulièrement sensibles.
Pour la neurobiologie, « l’hypothèse dualiste ne me sert à rien », dit Jean-Pierre Changeux (1981, p. 98) [3]. Bien sûr, une description spiritualiste ou mentaliste peut, comme le témoignage de l’introspection, servir de point de départ pour la recherche, mais seule une description des interactions entre le système nerveux et son environnement, y compris social, s’est montrée jusqu’ici heuristique, même si elle reste loin de l’exhaustivité [4] . Depuis ces trente dernières années, la neurobiologie montre avec de plus en plus de précision que nos circuits neuronaux se construisent : les dendrites poussent - concrètement, comme nos cheveux - , les contacts synaptiques se multiplient, les impulsions électriques laissent des traces chimiques qui faciliteront le passage des impulsions ultérieures, ce qui est le principe de tout apprentissage ; et cela avant et longtemps après notre naissance, à notre insu le plus souvent, par tâtonnements aléatoires, interaction de l’individu - au moyen de ses « cinq sens » - avec son environnement physique, biologique, social, et sélection des réseaux les plus utiles à la survie de l’individu dans cet environnement, depuis les réseaux qui réalisent les automatismes dits élémentaires jusqu’aux niveaux d’organisation neuronale qui réalisent les associations les plus complexes. L’éventualité que, quelque part dans cet intervalle, on trouve une rupture, un seuil mystérieux, devient de jour en jour plus improbable.
La conscience elle-même n’est pas une unité inanalysable. Elle n’est pas instantanée, elle est susceptible de degrés, modifiable par des moyens chimiques ; et c’est une goutte d’eau, comparée à l’océan de l’inconscient (dont le refoulé des psychanalystes n’est lui-même qu’une infime partie). Elle peut être analysée en termes d’interactions : elle est la propriété de certains états neuronaux. Sa fonction est celle d’un « système de régulation global » (Changeux , 1983 Lire la suite