La violence n’est pas une fatalité. Elle n’impose jamais d’elle-même ses lois. Mais dès lors que les hommes l’ont choisie, il devient fatal qu’ils subissent ses lois. Et celles-ci sont implacables. Inflexibles. Accablantes. Cruelles. Féroces. Immorales. Inhumaines enfin. Les conséquences de la violence sont scandaleuses. Horribles. Ignominieuses. C’est sa logique. Une logique froide qui ne se laisse pas contrarier par les cris d’indignation.
Simone Weil souligne que, dans L’Iliade, « les guerriers apparaissent comme les semblables soit de l’incendie, de l’inondation, du vent, des bêtes féroces, de n’importe quelle cause aveugle de désastre [1] ». La violence, en effet, est une cause aveugle de désastre. Elle agit comme un fléau de la nature. Il est dans la nature même de la violence d’être un mécanisme aveugle qui entraîne l’homme dans une fuite en avant vers l’horreur. Les hommes croient manier la violence, mais en réalité ils sont maniés par la violence. Elle les soumet et les instrumentalise à son seul service. Ils ont l’illusion de s’en servir, mais ils la servent. Entre l’homme et l’acte violent, il ne demeure aucune distance. Or, seule la distanciation permet la conscience. Dans la brutalité de la violence, il n’y a pas de place pour la pensée. Et « où la pensée n’a pas de place, la justice ni la prudence n’en ont. C’est pourquoi ces hommes armés agissent durement et follement [2]. » Alors même, note encore Simone Weil, que « je ne veux infliger à l’ennemi qu’un dommage limité, (...) je ne puis, car l’usage des armes enferme l’illimité [3] ». Paul Valery a, lui aussi, mis en évidence l’engrenage aveugle de la violence : « La violence, écrit-il, se connaît à ce caractère qu’elle ne peut choisir : on dit fort bien que la colère est aveugle ; une explosion ou un incendie affecte un certain volume et tout ce qu’il contient. C’est donc une illusion de ceux qui imaginent une révolution ou une guerre comme des solutions à des problèmes déterminés que de croire que le mal seul sera supprimé [4]. »
Le discours récurrent des commentateurs politiques patentés de la guerre de Gaza - les experts comme les hommes politiques comme les journalistes - a été de répéter à n’en plus finir que l’action militaire de l’État d’Israël était « disproportionnée ». En disant cela, ils affichent le contentement de détenir une belle et grosse vérité. Une vérité incontestable. Et forts de cette vérité, ils invitent Israël à faire preuve de « modération ». Mais aussi bien cette constatation que cette invitation ne sont d’aucune utilité pour avoir prise sur les événements. Ceux-ci s’en moquent éperdument. En réalité, les commentateurs ignorent ce qu’ils étaient censés commenter. Ils ignorent la nature même de la violence qui est caractérisée par son immodération.
Certes, à l’évidence, les moyens militaires d’Israël sont « disproportionnés » par rapport à ceux du Hamas. Les bombardements aériens sur Gaza sont « disproportionnés » par rapport aux tirs de roquettes sur Israël. Les morts palestiniennes sont « disproportionnées » par rapport aux morts israéliennes. Mais il est dérisoire et il est vil de brandir la comptabilité des morts pour faire valoir un quelconque argument. Chaque meurtre est une violence disproportionnée. Illimitée. Les lois de la violence n’ont pas le sens de la proportion. Elles privilégient la démesure. La violence se sert de tous les moyens qui sont à sa portée. Ce qui se passe est très simple : la violence d’Israël est proportionnée à sa capacité de violence de la même manière que la violence du Hamas est proportionnée à sa capacité de violence. Cédant à la pure logique de la violence, chacun fait du mieux qu’il peut. Car le désir de violence est pareillement ardent de part et d’autre. Et c’est nécessairement le pire qui arrive. Chacun court à sa propre destruction. Au suicide. Cela ne signifie en aucune manière que le conflit est symétrique. Il est parfaitement a-symétrique par le fait même que, depuis plus de soixante ans, le peuple palestinien est l’opprimé et que l’État d’Israël est l’oppresseur. C’est à ce niveau que se situe la grande disproportion. L’a-symétrie est essentiellement politique.
Après avoir rencontré les principaux responsables politiques israéliens, Nicolas Sarkozy a déclaré lors d’une conférence de presse faite à Damas le 6 janvier 2009 : « Je leur ai dit que les violences devaient cesser au plus vite. » Bien sûr ! Mais qui pouvait-il convaincre par des propos d’une telle platitude ? Il ne s’agissait là que de vaines paroles sans aucune portée. C’est avec la plus grande perspicacité que Pétillon, dans un dessein publié le 7 janvier 2009 [5], représente Nicolas Sarkozy qui court du plus vite qu’il peut en disant : « Il faut obtenir un cessez-le-feu avant la fin de l’offensive ! » Malheureusement, le cessez-le-feu ne surviendra qu’après la fin de l’offensive.
De même, la résolution 1860 votée le 8 janvier 2009 par le Conseil de sécurité des Nations unies manque de toute crédibilité politique. Le texte « appelle à un cessez-le-feu immédiat, durable et entièrement respecté. » Il « demande aux États membres d’intensifier leurs efforts pour prendre des dispositions et des garanties qui assureront à Gaza un cessez-le-feu durable et calme ». En réalité, tous les appels au cessez- le-feu prodigués depuis le début des hostilités ne pouvaient que rester lettre morte. La violence en effet est un feu. Le feu n’est jamais une fatalité. Mais, une fois allumé, le feu est intraitable. Á quoi sert-il, devant un incendie, de supplier le feu de cesser de brûler ? Le feu brûle à satiété. Les protestations morales, les indignations vertueuses, les exorcismes incantatoires demeurent sans la moindre efficacité. Ils tombent dans le vide. Cependant, il ne convient surtout pas de se résigner à la tragédie, ni de refouler son émotion et sa révolte. La manifestation la plus juste est la manifestation silencieuse en signe de deuil. Á quoi sert-il d’aller dans les rues crier sa colère, voire sa haine de l’ennemi ? Ces cris sont dé-placés. Ils prennent part eux-mêmes au processus de violence. Ils sont encore des paroles de guerre. Ils serrent un peu plus le noeud du conflit qu’il faudrait dénouer. Ce dont l’humanité malade de la violence à en mourir a besoin, ce sont des paroles de paix. Des paroles d’humanité.
La question du tir de roquettes se trouve au centre des controverses passionnelles qui entourent cette guerre. La propagande israélienne n’a cessé de répéter depuis le début des hostilités que l’État d’Israël ne faisait que défendre ses citoyens contre les roquettes palestiniennes. Si nous nous plaçons du point de vue des civils israéliens visés par ces tirs, l’honnêteté intellectuelle nous conduit à reconnaître la part de vérité de cette assertion. Et il semble bien que la très grande majorité des Israéliens partagent ce point de vue, y compris beaucoup de ceux qui appartenaient naguère au « camp de la paix ». Il y a là un fait incontournable. Pour leur part, les responsables du Hamas n’ont cessé de dire que le tir des roquettes était le seul moyen dont ils disposaient pour lutter contre le blocus de Gaza qui affame un million et demi de civils. Si nous nous plaçons du point de vue des habitants de Gaza nous devons également reconnaître la part de vérité de cette assertion. Pour autant, ces parts de vérité ne sont pas toute la vérité. Deux demi vérités ne forment pas une vérité, mais finissent par devenir deux contrevérités.
D’une part, les tirs de roquettes palestiniennes ne sauraient fournir la moindre justification intellectuelle et morale aux actions militaires punitives menées par l’armée d’Israël à Gaza. Celles-ci doivent au contraire être clairement identifiées comme des crimes de guerre. Mais, d’autre part, les tirs de roquette sur le territoire israélien violent aussi le droit international - je n’ai pas dit également, je n’ai pas dit pareillement, je n’ai pas dit semblablement, j’ai dit aussi ...
Ce n’est pas une question de proportion, mais de principe. Le 30 décembre 2008, l’organisation de défense des droits de l’Homme Human Rights Watch a publié un communiqué dans lequel il est affirmé : « Les tirs de roquettes visant des zones habitées par des civils ayant pour but de blesser et de terroriser les Israéliens ne sont en aucun cas justifiables, quelle que soit l’action menée par Israël dans la bande de Gaza. » Il est précisé : « Utiliser systématiquement et délibérément des armes à effet indiscriminé dans des zones à population civile constitue un crime de guerre. » (L’organisation précise que depuis 2005, 19 civils israéliens ont été tués, y compris les quatre personnes qui ont perdu la vie dans les affrontements actuels jusqu’à la date du 2 janvier 2009.) Ce positionnement est le seul tenable au regard du droit international auquel se réfèrent ceux-là mêmes qui condamnent les exactions de l’armée israélienne. Il est le seul possible au regard du respect des droits de l’Homme. Ceux qui entendent négliger la capacité de nuisance des roquettes palestiniennes sous prétexte que celle-ci est « disproportionnée » par rapport à la capacité de nuisance des bombes israéliennes sont tout simplement irresponsables. Il n’est pas vrai que les roquettes ne tuent pas. Elles tuent et elles menacent de tuer. Notons que le Président Mahmoud Abbas a clairement désavoué le Hamas, mais ce désaveu n’est probablement qu’un épisode de la rivalité qui oppose les deux camps palestiniens.Lire la suite