Réfractions N°39 Note de lecture
Mémoires sans frontières : d’un pays l’autre, 1907-2017, 2017
Jean-Jacques Gandini
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Étonnant parcours pour l’ami Pierre Sommermeyer, éclairé par celui de ses parents plongés dans le maelstrom de ce XXe siècle si tourmenté. Ces parcours atypiques sont d’entrée placés sous le patronage d’André Gorz : « Il faut oser rompre avec cette société qui meurt et ne renaîtra plus. Il faut oser l’Exode. »

Le témoignage de son père Hans (1907 / 1991)est un morceau d’histoire. Marqué à l’âge de 11 ans par la figure de Hans Paasche, officier devenu spartakiste fusillé par la brigade Erhard de sinistre mémoire, il est placé par ses parents comme apprenti chez un boulanger. Il découvre vite ce qu’est la lutte de classes et intègre la Jeunesse Socialiste. A l’âge de 19 ans, l’appel de la route l’amène à faire le tour de l’Allemagne avec son violon et son livret de boulanger. Il va ensuite sillonner toute l’Europe du Nord au Sud pendant les années suivantes en véritable trimardeur. Peu après son retour au pays, Hitler arrive au pouvoir et il prend alors sans hésiter le chemin de l’exil, direction la France. Membre du SAP — Parti Socialiste Ouvrier, fusion de la gauche du Parti Socialiste SPD et du Parti Communiste KP — il reçoit à Paris l’aide du député SFIO Viénot pour ses papiers et la mise en route d’une coopérative au fonctionnement égalitaire : « C’était la Kommune, chacun devait avoir la même somme. »

Il rencontre Margot, jeune juive réfugiée, membre de la minorité allemande de Pologne qu’il épousera. Mais il a une dent contre les hommes d’affaires juifs réfugiés qui « ne se sentaient pas concernés par ce qui se passait là-bas car ils ne sentaient pas coupables ». Les rencontres qu’il fait ont peuplé notre panthéon révolutionnaire : Marcuse, Horkheimer, Wilhelm Reich, Kurt Landau, Andrès Nin, Joaquim Maurin, Pavel Thalman, Anton Ciliga. Avec l’entrée en guerre, il sera interné avant de pouvoir se réfugier dans le Sud-ouest et gagner ensuite Marseille, d’où il aurait pu embarquer pour les États-Unis... ce qui nous aurait empêché de connaître Pierre, né à Nice en 1942, terme provisoire du périple. Mais avec l’occupation de la totalité de la zone libre par les Allemands, c’est à nouveau la traque en 1943 et la filière protestante leur permettra de passer le reste de la guerre cachés au Chambon sur Lignon, en Haute- Loire, le récit du père finissant avec la naissance du deuxième fils André, la fin de la guerre et le retour sur Paris.

On aurait aimé en savoir plus sur sa mère Margot, dite Anna puis Anne (1912/1975) qu’on ne découvre qu’au travers d’un texte extrait d’un numéro spécial de la revue Esprit de novembre 1965, sur l’enfance handicapée. Réfugiée politique et raciale en France dès 1933, elle s’inscrit dans une école de formation de jardinières d’enfants et, imprégnée des thèses pédagogiques de Montessori et Decroly, va se consacrer aux « débiles mentaux ». Consacrer est le mot, après sa conversion au christianisme, probablement sous l’influence du pasteur du Chambon sur Lignon, André Trocmé, « Juste parmi les nations ». Elle va ainsi créer la Nichée en 1957 puis en 1961 un Centre d’Aide par le Travail : « Grâce à un milieu chaud et coopérant, avec des méthodes éducatives appropriées, les ’débiles’ gagnent en autonomie, perfectionnent leurs gestes et sont capables de mener une vie quasi normale. » Elle s ’engagera aussi pendant la guerre d’Algérie en donnant des cours d’alphabétisation aux Algériens. « Mutti fut toujours plus radicale que moi » nous dit Pierre. Oui, une belle figure et un parcours qui, par certains côtés, fait penser à Simone Weil.

Lourd pedigree pour Pierre qu’un pareil couple de parents ! Son cercle de famille, restreint initialement au noyau nucléaire familial de par les contingences de la guerre, s’élargit d’amis très proches, « véritable famille de remplacement », qui ont pour nom — excusez du peu ! —les Rubel, les Fraenkel, les Thalman, les Balazs Sous l’influence de sa mère, sa jeunesse est marquée par un groupe religieux protestant américain particulier, les Mennonites, lequel sera pour lui un lieu de formation important : il sera d’ailleurs à deux doigts d’intégrer une école de formation d’évangéliste... ce qui aurait constitué une perte pour le mouvement anarchiste ! , tout en participant à l’adolescence à des camps de travail internationaux. En échec scolaire, il est placé dans une ferme à l’âge de 14 ans, devient ouvrier horticole et obtient le diplôme professionnel de jardinier pépiniériste. Sa conscience politique grandit parallèlement et « lorsque se profile en avril 1961 le départ pour le régiment puis l’Algérie », il franchit le pas et rejoint à Francfort un groupe d’objecteurs allemands par la filière mennonite.

Il est ensuite exfiltré au Maroc et débarque à Casablanca le jour de ses vingt ans : « Il suffit que je traverse l’océan pour que mon statut social fasse un saut vers le haut de l’échelle, juste du fait de la couleur de ma peau et de mon apparence d’étranger. » Il y restera quinze mois qui « furent parmi les meilleurs de ma vie », avant d’être à nouveau exfiltré par l’Allemagne et de décider ensuite de se constituer prisonnier. Il purge six mois de prison avant de se retrouver secouriste-pompier à Brignoles dans le Var, en janvier 1964 après le vote du statut d’objecteur obtenu par Louis Lecoin, et après diverses péripéties en finit avec l’armée et le service civil en juillet 1966. Il s’inscrit à un stage FPA de menuisier et arrive en janvier 1967 à Strasbourg qui lui « apparaît comme une espèce de retour à la maison ». Il s’y rapproche du groupe local du « Service Civil International » où il rencontre Guylaine avec laquelle il se marie à l’automne 1967.

Arrive Mai 1968 où en tant qu’ouvrier, il ne voit qu’une « agitation estudiantine » – ce qui est tout de même très réducteur compte tenu de la grève générale qui va durer plus d’un mois. Par « raison affective », il rejoint à l’automne « Anarchisme et Non Violence », avec le groupe local « Recherches libertaires » animé par René Furth, transfuge de la FA, de son vrai nom René Fugler – futur membre du collectif de Réfractions à partir du numéro 5. C’est ensuite l’expérience autogestionnaire de la « Librairie Bazar Coopérative », la revue Vroutsch avec son numéro spécial sur les conseils ouvriers, dû aux liens précédents de Pierre avec « Informations Correspondance Ouvrière ».

Profondément marqué par l’antisémitisme, il ne comprendra pas la position de certains anarchistes lors de l’affaire du négationniste Faurisson. Parallèlement c’est la « désaffection progressive de la religion », se définissant comme « athée non pratiquant » et sur le plan affectif il va divorcer après avoir rencontré en 1983 Arlette, « situation inchangée depuis ». Intégré comme menuisier à la Faculté de Médecine, où il finira par obtenir le statut de fonctionnaire, il passe à la fin des années 1980 un examen spécial d’entrée pour les non-bacheliers et, reçu, entreprend des études d’histoire qui le mèneront jusqu’à la maîtrise. Élu représentant du personnel au Conseil de l’Education de la Vie Universitaire, il dénonce l’oligarchie régnante au sein de l’université et le comportement de certains « mandarins anarchistes » – des noms ! –.

Je laisse le lecteur découvrir son voyage analytique avec Groddeck, sa passion pour l’escalade et sa découverte de l’informatique, qui lui permettra de terminer sa carrière comme webmestre de l’université, relaté dans son « Voyage d’un ouvrier au pays de la génétique moléculaire » paru dans le numéro 13 de Réfractions, notre revue bienaimée qu’il intègre en 2000 par l’entremise de René Fugler. Parallèlement, par le biais d’André Bernard, autre membre cofondateur de la revue, il intègre la Fédération Anarchiste. Réfractions en est actuellement au numéro 39 et Pierre y sévit toujours !

Jean-Jacques Gandini

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