Manières d’agir
C’est Engels, un marxiste, qui un des premiers pointa du doigt ce qu’il estimait être une certaine incohérence des anarchistes à vouloir faire une révolution armée :
« Je ne connais pas d’affaire plus autoritaire qu’une révolution, et quand on impose sa volonté aux autres avec des bombes et des fusils comme cela se fait dans toutes les révolutions, il me semble que l’on fasse preuve d’autorité. Ce fut le manque de centralisation et d’autorité qui a coûté la vie à la Commune de Paris. » (Engels, Lettre à C. Terzaghi, 14 janvier 1872.)
Un autre, Lénine, écrivait dans L’État et la Révolution :
« Les ouvriers doivent-ils, en renversant le joug des capitalistes, “déposer les armes” ou les utiliser contre les capitalistes afin de briser leur résistance ? Or, si une classe fait systématiquement usage de ses armes contre une autre classe, qu’est-ce donc sinon une “forme passagère” de l’État ? »
Toutefois, Eduardo Colombo − qui lui est anarchiste − écrit : « La violence de l’opprimé, du révolté, est nécessaire et légitime. La violence qui libère n’est pas du même ordre que la violence qui opprime. » (« Prolégomènes à une réflexion sur la violence », Réfractions, n° 5, 2000.)
À propos de la décolonisation, on trouvera en Frantz Fanon, dans Les Damnés de la terre, un autre défenseur de cette nécessité de la violence ; œuvre que préfaça Jean-Paul Sartre qui écrit :
« Car, en le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre ; le survivant, pour la première fois, sent un sol national sous la plante de ses pieds. »
Ces citations ne sont là que pour poser rapidement la problématique d’une réflexion libertaire sur la révolution, sur la violence et sur l’autorité.
Et nous admettrons que c’est une vue de l’esprit que de croire que cette société dominatrice et exploiteuse va laisser, sans résistance, la place au monde de justice et de liberté que nous espérons.
Il est certain qu’il ne suffira pas de faire monter suffisamment haut la tension populaire pour que le pouvoir bascule.
Mais la violence est-elle réellement l’accoucheuse de l’histoire ? Ou, alors, de quelle histoire ?
Il n’est pas malsain de se poser cette question, de douter, de pratiquer l’inventaire de notre passé historique comme le fit Louis Mercier Vega dans un contexte proche et qui de son côté écrivait :
« Bâtie sur des hommes, la Révolution espagnole n’est ni une construction parfaite ni un château de légende. La première tâche nécessaire à notre équilibre est de réexaminer la guerre civile sur pièces et sur faits et non d’en cultiver la nostalgie par nos exaltations. Tâche qui n’a jamais été menée avec conscience et courage, car elle eût abouti à mettre à nu non seulement les faiblesses et les trahisons des autres, mais aussi nos illusions et nos manquements, à nous, libertaires. » (Témoins, « Fidélité à l’Espagne », n° 12-13, 1956.)
Mais il s’agit, en ce qui nous concerne, moins de faire un inventaire critique − qui certainement aurait grand intérêt − que de continuer notre réflexion pour tenter d’ouvrir d’autres voies, d’amener des idées nouvelles… Des idées nouvelles ? Bakounine défiait « qui que ce soit d’en inventer… » [1].
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La révolution
C’est la « transformation soudaine et radicale d’une société », si l’on accepte, parmi les nombreuses définitions de ce terme, celle qui rassemble le maximum de suffrages quand bien même cette transformation se limite, la plupart du temps, à une simple réorganisation politique au sommet.
Il est néanmoins possible de nuancer cette affirmation en disant qu’il y a d’abord un moment insurrectionnel soudain et bref, et que le changement révolutionnaire prend lui plus de temps.
Pour les socialistes – au sens très fort du mot –, qu’ils soient marxistes ou anarchistes, autoritaires ou libertaires, une révolution réellement sociale impose une prise de possession collective des moyens de production et de distribution.
D’autres groupes avancent − qui se réclament d’un changement tout aussi fondamental − que la révolution « ne vise pas une permutation des possesseurs du pouvoir, mais un bouleversement radical de son exercice par l’instauration d’une démocratie directe où les peuples établissent une véritable sphère publique », Lieux communs [2].
Pour autant, ce changement, à notre avis, n’a d’intérêt que s’il contient, de plus, une modification des relations interpersonnelles.
Mais l’état de servitude dans lequel nous vivons depuis des millénaires rendant nécessaire un long et difficile travail d’éducation sur nous-mêmes − qui conditionne la possibilité d’un changement réellement profond −, toutes ces conditions peuvent-elles se réaliser « soudainement » ?
Par ailleurs, comme l’a bien relevé René Fugler, dans Le Monde libertaire [3] , en pointant le travail de Georges Sorel sur le sujet, nous savons que l’accès à une société meilleure et plus juste relève à la fois du mythe et de l’utopie.
Tous les récits antiques évoquent un âge d’or ou une terre paradisiaque. Toutes les civilisations et toutes les cultures chantent l’existence d’un monde merveilleux où couleraient le lait et le miel.
Mais, pour Sorel, le mythe présente une image dynamique alors que l’utopie est une construction intellectuelle. On voit, en effet, à chaque génération [4], se faire un travail de l’imaginaire pour qu’advienne un monde rêvé de justice et de bonheur. Et ce rêve, depuis l’origine du mouvement, se perpétue encore dans l’esprit des libertaires.
Après les tentatives religieuses des anabaptistes de Münster, en Allemagne, dans l’année 1534 pour instaurer la cité idéale, ou celles des jésuites du Paraguay, au début du XVIIIe siècle, entraînant bien malgré eux les peuples indiens guaranis, vint le temps des espérances et des mises en pratique laïques.
Ces grands moments historiques inachevés peuvent sans doute se compter sur les doigts d’une main, mais ils vivent désormais dans l’imaginaire politique et social sur la planète entière.
Il y eut, pour être très bref, la Révolution française de 1789, puis la Commune de Paris, puis la révolution d’Octobre et enfin la Révolution espagnole, cette dernière indubitablement la plus aboutie pour ses réalisations sociales.
Nombre de ces moments révolutionnaires ne tinrent pas leurs promesses, avortèrent ou furent réprimés dans le sang.
De tous ces essais, il ne reste que des récits qu’il n’est pas possible, maintenant, de citer tous.
Ainsi les Dix jours qui ébranlèrent le monde, ce magnifique livre de John Reed dont la fonction réelle fut d’occulter le rôle que les anarchistes jouèrent et également le fait que la révolution russe avait commencé quelques mois plus tôt ; ce récit se révéla être finalement une opération mensongère écrite par les vainqueurs.
Un autre récit, celui-là écrit par les vaincus, encore plus passionnant, c’est le gros bouquin des Fils de la nuit d’Antoine Gimenez et des giménologues sur la Révolution espagnole [5]. Témoignage subjectif d’un acteur replacé dans son contexte historique par un collectif de rédacteurs avertis.
Et nous pourrions en citer bien d’autres…
Un récit plus personnel, celui de Simone Weil qui s’engagea dans la colonne Durruti − et non dans les Brigades internationales comme l’écrit de façon orientée le Petit Robert de 2011 −, récit qu’elle confia à Georges Bernanos et qui fut publié par la revue Témoins, qu’il faut lire avec la contestation qu’en fit Louis Mercier Vega qui nous fait penser qu’il s’agissait pour ce dernier de décrire une guerre aussi propre que possible du côté des révolutionnaires et que la violence n’était qu’une partie d’un ensemble que l’on ne maîtrisait pas complètement.
Sans doute les militants libertaires furent-ils dépassés par l’ampleur des événements qu’ils vécurent et qui les amenèrent à la tragédie finale que l’on sait, issue inévitable si l’on regarde de plus près les forces internationales, militaires et politiques en présence.
Événements tellement incontrôlables − qui auraient exigé une créativité sociale inouïe − que des leaders libertaires en vinrent à se fourvoyer en diverses ornières. Certains, comme Buenaventura Durruti ou Antonio Ortiz, se transformèrent d’une certaine manière en des généraux d’armée ; mais Makhno les avaient précédés en Ukraine.
D’autres devinrent ministres d’État comme Federica Montseny ou José García Oliver. Ce dernier déclara cependant, bien après les événements, que lorsqu’on est ministre − ministre de la Justice quant à lui − on cesse d’être anarchiste. On lira avec grand intérêt les entretiens de Juan Garcia Oliver avec Freddy Gomez publiés dans À Contretemps [6].
Oui, mais comment faut-il nommer le fait de devenir ce que l’on combat ?
Par ailleurs − mais est-ce là procéder à une mesquine comptabilité ? −, les anarchistes russes, ukrainiens et espagnols payèrent cher en vies humaines leurs généreux combats, de même que les militants mexicains et argentins et combien d’autres ; ils ne s’économisèrent jamais. Les anarchistes espagnols furent si peu économes de leurs personnes que, longtemps après la victoire de Franco, des jeunes libertaires, traversant les Pyrénées, continuèrent régulièrement à aller à la mort avec la volonté d’abattre la dictature.
Se poser des questions, essayer de refaire une histoire qui a mal tourné, ruminer ce passé qui est le nôtre, c’est pourtant ce qu’a fait, quoique très brièvement, Louis Lecoin au détour d’une page :
« Maintenant que nous savons que ni la FAI ni la CNT, alliées par la suite aux antifascistes de différentes nuances, ne purent empêcher les hordes franquistes de triompher à la longue, j’en suis à me demander s’il n’eût pas été souhaitable que Franco l’emportât sans coup férir.
« Son triomphe n’eût été qu’éphémère, le temps seulement d’empêcher Hitler et Staline de s’en mêler.
« Toute l’Espagne du progrès restait ainsi disponible, et sa revanche ne pouvait tarder.
« Des milliers de militants et l’avenir du syndicalisme libertaire n’eussent point succombé dans les batailles avec tant d’autres combattants sincèrement antifascistes. Cottin et Berneri ne seraient pas morts ! Ne seraient pas morts non plus Ascaso, Durruti [7]… »
Oui, s’exposer à l’ennemi sur son propre terrain avec les mêmes armes que lui, affronter des professionnels de la violence armée, n’était-ce pas être d’avance perdants ?
La violence incontournable ?
Dire que la violence règne dans le monde, que les tentatives de libération humaine vibrent de bruits et de fureurs, c’est là énoncer une évidence.
Savoir avec Kropotkine que l’entraide est un des facteurs essentiels de survie de l’humanité nuance quelque peu l’évidence précédente et ouvre, sans pourtant rien résoudre, une réflexion écourtée jusqu’à maintenant, du moins le pensons-nous.
De nos jours, les « révolutions » des printemps dits arabes ont montré à leurs débuts des balbutiements d’actions « sans violence » pour évoluer rapidement, comme en Syrie, vers ce qu’il faut bien nommer des guerres civiles.
En France, après l’échec de différents mouvements sociaux, dans un environnement certes moins dramatique, l’amertume a gagné les militants qui estiment qu’il faut passer à un échelon supérieur quand on affronte la police des gouvernements en place. Le mouvement de l’automne 2010 avec ses manifestations – ses marches à pied – s’est achevé sans résultat à l’exception des seules actions dites interprofessionnelles qui ont montré leur efficacité mais également leurs limites.
Aussi, d’une façon générale, et en des pays limitrophes, on pense que le temps de l’affrontement direct est arrivé qui seul permettra de bousculer l’état des choses et les choses de l’État. En sont témoins les échauffourées d’Athènes ou de Barcelone.
L’utilisation de la violence dans les manifestations en cas d’intervention policière est, pour ces militants, un pas vers la révolution généralisée ; les leçons enseignées par les acteurs des révolutions passées ne laissent aucun doute sur cette nécessité, thèse qui repose tant sur une fidélité aux anciens et à leurs pratiques que sur les espoirs et les désespoirs face à une situation économique catastrophique.
Mais qui faut-il renverser ?
Quel pouvoir faut-il mettre bas ? Quels pouvoirs ? Quels sont les lieux de ces pouvoirs ?
De plus, la révolution à venir peut-elle ressembler à celles du passé ? Différents obstacles inédits se présentent. Ainsi, de nos jours, les liaisons commerciales entre États sont imbriquées de façon tellement inextricable qu’un changement profond dans un seul pays ne peut avoir lieu sans l’accord ou au moins la neutralité des autres.
Mais n’était-ce pas déjà le cas dans l’Espagne de 1936 ?
Quoi qu’en disent certains, l’indépendance nationale a vécu, le nationalisme « national » est appelé, du moins en ce qui concerne nos vieux pays, à laisser la place à une sorte de nation européenne encore en formation ; la révolution « dans un seul pays » n’est certainement plus viable ; l’a-t-elle jamais été ?
Si l’analyse montre que le pouvoir est d’abord entre les mains de ceux qui l’exercent « démocratiquement, au nom du peuple », il faut leur adjoindre ceux qui attendent leur tour, tous ceux qui participent au jeu complexe de la danse pour ce pouvoir, les différents groupes de pression, les entreprises, les institutions locales, départementales, régionales, internationales, sans oublier des associations devenues de simples extensions des services étatiques. On rajoutera les technocrates et autres experts qui prennent tant de décisions à notre place.
Dans toutes ces structures, il y a des gens qui ont part, peu ou prou, aux règlements et qui tiennent à leurs fonctions, même s’ils en contestent quelquefois l’exécution. Et, dans une telle énumération, la finance internationale incontrôlée est assurément un des mécanismes qui a le plus d’empire sur nous ; cela sans que l’on puisse dire facilement l’endroit où elle habite.
On s’aperçoit donc, très vite, que le pouvoir s’est démultiplié en une abondance de configurations. C’est cette masse multiforme qu’il faudra bouger, bousculer et renverser.
Ne considérer le pouvoir que sous sa forme institutionnelle, gouvernementale ou capitaliste, c’est avoir une conception particulièrement rabougrie de cette société.
De là, est-ce qu’il est possible de faire table rase du vieux monde en un clin d’œil ?
Est-il possible de repartir de zéro ?
Prendre les armes
En général, la violence est utilisée pour s’accaparer quelque chose − argent, propriété, etc. −, un bien dont le possesseur ne veut pas se séparer. Dans le cas de la violence révolutionnaire, il s’agit de chasser ceux qui exercent le pouvoir, de s’emparer collectivement des moyens de production et de distribution en mettant hors d’état de nuire ceux qui veulent empêcher ces actions, c’est-à-dire la police et l’armée, de même qu’il sera inévitable de se débarrasser physiquement de tous les autres ennemis.
Concrètement, l’utilisation d’armes sera nécessaire.
Donc, il faudra se procurer ces armes.
Mais, si la confrontation se révèle indispensable, les révolutionnaires peuvent-ils utiliser, à la même hauteur, les mêmes moyens que les forces de répression ?
Oui, est-il possible de poser cette question du niveau de la violence ? Du lance-pierres à la kalachnikov, du bazooka au mortier, de l’avion aux drones, ira-t-on jusqu’aux armes chimiques, biologiques et jusqu’à l’arme atomique pour faire la révolution ?
Est-il besoin d’ajouter à ce qui précède la sophistication toujours plus grande de l’armement qui implique une manipulation par des spécialistes de plus en plus pointus ?
Il nous paraît également que le temps semble terminé où la troupe pouvait basculer dans le camp des révolutionnaires ; maintenant, les militaires sont le plus souvent des professionnels très disciplinés et très obéissants.
Et puis il faudra se procurer de l’argent.
De l’argent pour acheter à des marchands d’armes particulièrement répugnants l’arsenal nécessaire.
Or les révolutionnaires sont pauvres par définition ; et trouver un financement présentera donc une difficulté supplémentaires. Certains guérilleros sud-américains n’ont pas hésité à utiliser ce que l’on nomme les narcodollars, l’argent de la drogue. Car il ne faudra pas compter sur l’aide de gros financiers qui n’auront que faire de compromis et de fausses promesses.
En d’autres temps, des militants comme Staline, Ben Bella ou Durruti n’ont pas hésité à braquer des banques…
Une ou des violences ?
En 2011, Manolo Daban − à qui nous empruntons largement − publiait sur le site <[Contretemps.eu> ->http://www.contretemps.eu/interventions/violence-révolutionnaire-est-elle-nécessaire] [8] un article intitulé « La violence révolutionnaire est-elle nécessaire ? ». Il critiquait alors les positions d’un intellectuel comme Georges Labica qui, disant la nécessité de changer le monde et pensant que la non-violence était une impasse, écrivait :
« La non-violence n’est plus celle d’une école éthico-politique, comme avec Gandhi et ses successeurs, elle est une espèce de tabou, généralisé par la puissance étatique et conforté par tout ce qui s’est passé : l’effondrement de l’URSS, l’échec du communisme, la répression en Chine… Tous ceux qui étaient favorables à une action insurrectionnelle sont dans l’embarras, ils se disent que, s’il faut en passer par là, mieux vaut renoncer. C’est cela la base de cette non-violence. »
Labica et d’autres se posent ainsi toujours la question en ces termes :
« Comment les dominés, même dans nos sociétés d’abondance, pourraient-ils imposer leur pouvoir, ou même leur association au pouvoir, sans recourir à une contre-violence qui leur est imposée par le système ? »
Pour ces penseurs et pour d’autres militants, la violence apparaît comme un passage obligé, une nécessité − « le propre de l’homme » −, problème sur lequel il ne semble plus nécessaire de revenir. C’est pourtant ce qu’a fait Manolo Daban en détaillant, dans un premier temps, les différentes formes de violence.
Sans prétendre avoir fait le tour de la question, nous rajouterons aux différentes catégories de violence définies par Manolo Daban (violence défensive, violence historique, violence cathartique, violence révélatrice, violence efficace) la violence populaire, la violence sacrificielle et mystique, la violence exaltée et la violence des faibles.
La violence défensive
C’est la réponse à une agression − donc, de ce fait, légitime − d’où que vienne l’attaque. Si l’entraide est un facteur de survie, la violence défensive est une autre nécessité qui existe depuis l’origine même de la collectivité humaine. Cela peut prendre de nombreuses formes mais repose sur le droit individuel ou collectif à se protéger ; c’est une réaction primaire et instinctive : on m’attaque, je me défends.
Toutes les sociétés, sous des formes différentes, ont régulé cette violence, la plupart du temps en ôtant à l’individu le droit de se faire justice lui-même et en rendant obligatoire l’intervention de forces de l’ordre institutionnelles.
Du droit individuel, on passe alors au droit collectif car une collectivité est tout autant justifiée à se défendre ; elle s’en arroge d’ailleurs le droit et s’en donne les moyens techniques d’y faire face en se forgeant les moyens juridiques capables de réguler cette violence dont elle reconnaît les dangers.
Aujourd’hui, aux États-Unis, au droit d’autodéfense s’ajoute le droit de porter une arme, droit qui date de la constitution de ce pays.
Et l’autodéfense collective, c’est aussi le droit de faire la guerre.
La violence historique
C’est celle supposée être l’accoucheuse de l’histoire. Nous sommes les héritiers d’un enseignement voué à la gloire des batailles gagnées ou perdues, des conflits divers et des guerres civiles, enseignement qui se mélange à l’exaltation des grands hommes − qui, pour certains, auraient été dignes de figurer devant un quelconque tribunal de Nuremberg de l’Histoire −, enseignement qui glorifie les prises des Bastilles et les armées de sans-culottes avec leurs chants de marche et de victoire.
La violence historique fait partie de notre culture avec la haine de l’Arabe, du Boche et de quelques « autres »… quand on aura rajouté aux conflits précédents les croisades contre les musulmans, celles contre les hérétiques et quelques autres encore…
Notre jeunesse a eu le crâne bourré par cette pédagogie de la violence, par le cinéma, par les bandes dessinées ; ce carburant énergétique a accompagné nos années d’enfance.
Aussi, rompre avec cette nécessité, avec cette prétendue loi de l’histoire, c’est ce vers quoi il faut tendre…
La violence cathartique
Dans l’antiquité grecque, Aristote s’était aperçu qu’une tragédie sur la scène d’un théâtre produisait chez le spectateur un effet de purgation de ses passions. Vécues par d’autres que lui et menées à leur terme, ces passions perdaient de leur intensité et, par ce processus, le spectateur était libéré de leur pression.
Ce terme de catharsis est aussi utilisé en psychanalyse ; il s’agit alors de la libération d’affects refoulés et responsables de troubles psychoaffectifs.
Ces deux exemples se produisent dans les lieux fermés que sont le théâtre et le divan analytique. D’une part, l’acteur et le tragédien sont contraints à des limites tandis que le thérapeute exerce une surveillance bienveillante.
La violence exprimée collectivement aurait donc également un effet libérateur comme l’écrit encore Sartre : « Les marques de la violence, nulle douceur ne les effacera : c’est la violence qui peut seule les détruire. »
Elle permettrait la mise au jour des humiliations, des souffrances et des refoulements. Elle permettrait ainsi d’entrer dans un processus menant vers une nouvelle naissance.
La violence cathartique, c’est en quelque sorte celle que décrit Frantz Fanon, c’est une violence libératrice et réparatrice.
La violence révélatrice
Il s’agit, en provoquant les forces de police, de les amener à dévoiler le véritable visage de l’État, sa nature répressive, conservatrice, sa violence « fasciste ». Dans la logique militante, c’est un moyen d’inciter à la révolte ; et, de la révolte à la révolution, il n’y a qu’un pas.
Le terrorisme est un autre de ces moyens largement employé lors des guerres de décolonisation. C’est aussi une réponse qui dévoile la dimension désespérée d’une résistance. Les massacres effectués par les versaillais lors de la Commune de Paris expliquent un tel comportement ultérieur, entre autres des anarchistes.
La violence efficace
La légende rappelle qu’Alexandre le Grand, incapable de défaire un nœud particulièrement complexe, avait dénoué ce problème d’un coup d’épée.
Une violence est efficace quand le temps qui s’est écoulé entre le début de l’opération et le moment de la réalisation du but recherché est le plus court possible. Dans un conflit qui s’enlisait (cf. le Vietnam), la violence employée par les Américains a été considérée comme inefficace contrairement à celle employée lors de l’intervention en Libye.
Une violence est efficace quand elle est pratiquée par les habitués du métier : le 20 mai 1525, en Alsace, une troupe de 10 000 soldats aguerris met en déroute le rassemblement de 45 000 paysans armés insurgés [9].
Mais, écrit Frantz Fanon :
« Le paysan, le déclassé, l’affamé est l’exploité qui découvre le plus vite que la violence, seule, paie. » Il continue :
« On a vu par exemple que, pendant la campagne d’Espagne, cette authentique guerre coloniale, Napoléon, malgré des effectifs qui ont atteint, pendant les offensives du printemps 1810, le chiffre énorme de 400 000 hommes, fut contraint de reculer. »
Ce qui n’empêche pas Manolo Daban d’écrire : « Les résultats acquis par les armes soit s’évanouissent rapidement soit se retournent en leur contraire. »
La violence populaire
Elle est le plus souvent spontanée même si elle peut être un peu provoquée. Elle peut s’exprimer au cours de manifestations ou pendant une insurrection. Elle est brutale et soudaine. Et elle prend parfois la forme de tribunaux − dits populaires − aux décisions plutôt expéditives.
Par exemple, en 1793, la feuille L’Ami du peuple publie un article où, sous le titre de « La violence populaire », son auteur, Théophile Leclerc, dit Leclerc d’Oze, en appelle à la formation de tribunaux équipés de deux guillotines afin de « purger Paris des scélérats ».
La violence populaire apparaît régulièrement dans l’histoire. Citons les diverses révoltes ouvrières ou paysannes comme celles des jacques ou encore celle des sans-culottes. Sous le vocable d’« émeutes », la violence populaire fait le succès des journaux. Ces révoltes, courtes dans le temps, sont facilement « excusées », même quand elles sont disproportionnées par rapport au but recherché.
La violence sacrificielle et mystique
Elle est apparue ces derniers temps de façon spectaculaire lors d’attentats-suicides qui jetèrent la stupeur et dont le plus spectaculaire d’entre eux fut celui de septembre 2001 qui détruisit les Twin Towers new-yorkaises en faisant quelque 3000 victimes.
Le texte fondateur de ce terrorisme antiaméricain et anti-israélien, écrit en 1996 par Ben Laden [10], contient ces phrases terribles :
« Ces jeunes aiment la mort comme vous aimez la vie. De leurs pères, ils ont hérité la dignité, la fierté, le courage, la générosité, la vérité et le sens du sacrifice. Ils savent particulièrement bien tenir leurs engagements et sont résolus au combat. Ils ont hérité ces valeurs de leurs ancêtres. »
Ailleurs, dans l’introduction au livre Angry Brigade [11], Ravage éditions (l’éditeur) déclare à propos des attentats anarchistes :
« Ce cycle infernal [action-répression], s’il participe par les dégâts qu’il provoque à l’anéantissement de la domination, semble empêtré dans une logique sacrificielle [12]. »
Ravage éditions précise ensuite :
« Nous lui préférons les attaques visant froidement à saper les fondements matériels et moraux du système de domination en privilégiant le dégât au symbole. »
Ce qui au fond caractérise bien l’attentat du 11 septembre.
On notera que toutes les religions instituées ont d’une façon ou d’une autre mis en place des rituels sacrificiels afin de réunir leurs adeptes autour d’un acte de mort, façon de partager une culpabilité collective. La forme la plus « civilisée » en étant l’eucharistie chrétienne où le vin et le pain symbolisent la chair et le sang d’une victime mystique.
La violence exaltée
« Illuminée par la violence, la conscience du peuple se rebelle contre toute pacification », écrit Frantz Fanon qui poursuit :
« Après des années d’irréalisme, après s’être vautré dans les phantasmes les plus étonnants, le colonisé, sa mitraillette au poing, affronte enfin les seules forces qui lui contestaient son être : celles du colonialisme. Et le jeune colonisé qui grandit dans une atmosphère de fer et de feu peut bien se moquer – il ne s’en prive pas – des ancêtres zombies, des chevaux à deux têtes, des morts qui se réveillent, des djinns qui profitent d’un bâillement pour s’engouffrer dans le corps. Le colonisé découvre le réel et le transforme dans le mouvement de sa praxis, dans l’exercice de la violence, dans son projet de libération [13]. »
Comment qualifier ces affirmations absolues ?
Oserons-nous parler d’une mystique de la violence ?
La violence symbolique
C’est la coercition invisible qui fait qu’on obéit sans avoir le fusil dans le dos ; c’est une soumission intégrée au tréfonds de son être ; c’est une « des formes de contraintes qui reposent sur des accords non conscients entre les structures objectives et les structures mentales [14]. »
La violence des faibles
Il a longtemps été dit qu’il y avait deux sortes de violence, la violence des forts et la violence des faibles. La violence révolutionnaire est une violence de faibles.
La première, c’est celle de l’État et des possédants qui détiennent le pouvoir et entendent le garder ; la caractéristique principale de cette violence, c’est d’être organisée sur la durée. La violence des forts est efficace parce qu’elle est le fait de spécialistes.
La violence des faibles est le signe que l’insupportable est atteint et qu’il faut se révolter ; la violence des faibles est momentanée et soudaine ; en durant, elle ressemble à la première. La violence des faibles peut être le terrorisme, justifié par la violence des oppresseurs.
Cette non-violence dont tout le monde parle
Il s’agit le plus souvent d’actions « sans violence », de défilés pacifiques et de manifestations diverses plus ou moins bruyantes. La presse, les journalistes, dans leur hâte, leur légèreté et leur peu de rigueur, répètent à l’envi cette erreur d’appellation, la même qui réduit l’anarchisme au désordre, à la violence et à l’attentat.
Par ailleurs, les partisans de la violence révolutionnaire ignorent ou veulent ignorer que cette forme de lutte a ses lettres de noblesse bien que, en fin de compte, elle soit relativement nouvellement arrivée dans le cours de l’Histoire. Sans doute des balbutiements peuvent-ils être signalés bien avant dans le temps, et il a suffi que Henry David Thoreau commence à la définir et à la nommer et que des hommes comme Gandhi ou Luther King la mettent en pratique pour qu’elle existe réellement.
Il a fallu, en effet, les grands mouvements populaires que l’on sait autour de ces deux derniers personnages pour que ces actions deviennent crédibles mais qu’aussitôt apparaissent les critiques « radicales » reprochant à ces actions de n’avoir pas accouché de la « révolution », la vraie. Que les révolutions citées en début de cet article aient débouché sur un maximum de massacres ne gêne en rien ces hagiographes.
Oui, on oublie aisément qu’avec l’organisation de la grande marche pour le sel Gandhi s’attaquait directement au système fiscal britannique.
C’est aussi oublier qu’en prônant l’utilisation du rouet il mettait en danger l’industrie textile et attaquait ainsi l’économie britannique et colonialiste.
C’est toujours oublier que Gandhi fut assassiné une fois l’indépendance acquise pour avoir voulu s’opposer à la partition religieuse qui fit des millions de morts.
C’est encore oublier que Martin Luther King fut de même assassiné quand il vint à Atlanta défendre les droits civiques des éboueurs en grève et leurs droits sociaux après avoir organisé des habitants contre leurs propriétaires.
Si, en revanche, on peut dire que les Algériens, par la lutte armée, de 1954 à 1962, ont vaincu le colonialisme français − victoire pourtant plus politique que militaire − et ont fini par devenir indépendants, ce fut pour remplacer le système colonial par un système nationaliste tout aussi capitaliste et qui passa rapidement aux mains des seuls militaires.
Aujourd’hui en Palestine, l’action populaire non-violente [15] contre l’occupation israélienne − action toujours négligée par la presse − conteste ainsi, de fait, la structure palestinienne du pouvoir et ceux qui ne pensent qu’à l’efficacité des armes.
Les exemples de « batailles » non-violentes ne manquent pas. Certaines couronnées de succès, d’autres portant l’échec.
Qui se souvient d’Ibrahim Rugovar qui après avoir organisé une sorte de contre-société kosovare négocia avec Milosevic puis fut écarté au profit de leaders partisans de la lutte armée, ce qui conduisit aux horreurs de la guerre du Kosovo qui laissa un pays dévasté autant moralement qu’intellectuellement.
Il est courant de dire que, si Gandhi et ses partisans non-violents ont vaincu le colonialisme anglais et ont fini par devenir indépendants, ce ne fut que pour mettre à la place un système démocratique et nationaliste tout aussi capitaliste qu’avant.
C’est aussi, d’une certaine manière, ce que Frantz Fanon affirme dans son livre :
« Au moment de l’explication décisive, la bourgeoisie colonialiste, qui était jusque-là restée coite, entre en action. Elle introduit cette nouvelle notion qui est à proprement parler une création de la situation coloniale : la non-violence. Dans sa forme brute cette non-violence signifie aux élites intellectuelles et économiques colonisées que la bourgeoisie colonialiste a les mêmes intérêts qu’elles et qu’il devient donc indispensable, urgent, de parvenir à un accord pour le salut commun. La non-violence est une tentative de régler le problème colonial, autour d’un tapis vert, avant tout geste irréversible, toute effusion de sang, tout acte regrettable. Mais si les masses, sans attendre que les chaises soient disposées autour du tapis vert, n’écoutent que leur propre voix et commencent les incendies et les attentats, on voit alors les “élites” et les dirigeants des partis bourgeois nationalistes se précipiter vers les colonialistes et leur dire : “C’est très grave ! On ne sait pas comment tout cela va finir, il faut trouver une solution, il faut trouver un compromis”. »
C’est de cette « non-violence »-là dont tout le monde parle, tant les révolutionnaires que les médias ; alors que nous nous trouvons − nous ne nous lasserons pas de le répéter − devant des actions « sans violence ».
Il y a indubitablement une tromperie sur le vocabulaire.
D’autres moyens ?
Il nous faut donc trouver d’autres outils et d’autres armes et également nous construire une autre mentalité.
Enjeu plein d’ambition.
En effet, pour les anarchistes, adopter collectivement les méthodes de la désobéissance civile en ses multiples déclinaisons, ce serait, de quelque façon, rompre avec un certain passé dans une sorte de révolution copernicienne.
Et il est plus qu’improbable que les anarchistes actuels soient mûrs pour prendre cette direction ; ceux de la galaxie des post-libertaires, moins freinés par leur passé, oseront peut-être franchir ce pas.
Si le mouvement ouvrier, du moins dans sa partie la plus libertaire, s’est toujours opposé à l’action purement politique, il n’a pas rechigné à utiliser la violence. Nous rappellerons cependant un seul exemple d’emploi de ces méthodes que nous avons dites relativement nouvelles, et que l’on qualifie maintenant de « désobéissance civile », c’est l’action des militants ouvriers des Industrial Workers of the World aux États-Unis.
En effet, pour lutter contre des officines où on « vendait le travail », les wobblies en préconisèrent le boycott, organisant des prises de parole en pleine rue ; ce qui fut interdit par la municipalité de Spokane, puis par celle de San Diego, puis par celle d’Everett, les auteurs du délit étant aussitôt arrêtés.
Aussi, le 9 octobre 1909, le journal Industrial Workers lança un appel :
« On recherche des hommes pour remplir les prisons de Spokane. »
Il s’agissait de faire converger vers la ville des milliers de militants pour grimper sur une caisse à savon et prendre la parole. Les prisons se remplirent, débordant les municipalités qui levèrent les interdits [16].
Tout combat porte ses risques, et la mort en est un. Faire l’éloge de la fuite ou tenter de la pratiquer reste une possibilité. Mais nous noterons une caractéristique de la nature humaine qui est d’aller jusqu’au sacrifice suprême quand il s’agit de protéger les siens, de défendre sa classe, de libérer son peuple ou de lutter pour sa cause, etc.
Nous pensons ainsi qu’une idée nouvelle − n’en déplaise à Bakounine − reste à explorer tant au niveau théorique que dans sa pratique. Et une de ses caractéristiques sera d’être ouverte à tous : hommes, femmes, enfants, vieillards, handicapés, etc., sans groupe spécialisé pour le combat, sans la création d’une élite armée apte à confisquer le pouvoir parce qu’elle possède les armes.
Mai 2013
André Bernard
anitandre33@plusloin.org
Pierre Sommermeyer
ps@plusloin.org
[1] 1. On trouve cette citation chez Hanns-Erich Kaminsky, La Vie d’un révolutionnaire, Bélibaste, 1971, p. 315.
[3] René Fugler (sous le pseudonyme de René Forain) dans Le Monde libertaire, n° 116, de novembre 1965 : « Redécouverte de Sorel »
[4] Derniers exemples en date, les ouvrages de Jean-François Aupetitgendre : La Commune libre de Saint-Martin (2012) et Le Porte-monnaie (2013) aux Éditions libertaires.
[5] Les Fils de la nuit, souvenirs de la guerre d’Espagne d’Antoine Gimenez, L’Insomniaque
[6] À Contretemps, Fernand Gomez, 55, rue des Prairies, 75020 Paris
[7] Louis Lecoin, Le Cours d’une vie, édité à compte d’auteur, 1965, p. 152.
[9] Georges Bischoff, La Guerre des paysans, La Nuée bleue édit., 2010.
[11] Collectif, Angry Brigade. Éléments de la critique anarchiste armée en Angleterre, Ravage éd., 2012.
[12] 12. « Kick It Till It Breaks » (trad. : « Cogne dessus jusqu’au moment où ça casse »), introduction à Angry Brigade, op. cit.
[13] Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Maspero éd., 1961.
[14] Voir Jean-Christophe Angaut, « Le mauvais esprit du sociologue, Bourdieu et l’État », Réfractions, n° 30, « De l’État », printemps 2013
[15] « La Résistance populaire non violente en Palestine », cahier de formation 23 de l’Association France-Palestine solidarité, coordination Bernard Ravenel, juin 2009. Et, de Bernard Ravenel, De la résistance armée à la résistance non-violente, supplément aux Actes du colloque au Palais du Luxembourg, février 2011. On pourra également visionner le film d’Emad Burnat et de Guy Davidi, Cinq caméras brisées, Alegria, Guy DVD et Burnat films, 2012, 90 mn. De même que le film de Norma Marcos, Fragments d’une Palestine perdue, MMP Production, 2011, 1 h 15.
[16] Joyce Kornbluh, Wobblies & hobos, les Industrial Workers of the World, agitateurs itinérants aux États-Unis − 1905-1919, L’Insomniaque éd., 2012. Un CD est inclus avec vingt et une chansons américaines dissidentes