On part de deux constats récents : le développement de nos savoirs sur le fonctionnement des cerveaux et des sociétés et la multiplication des actions revendiquées comme sans violence.
On part de deux constats récents : le développement de nos savoirs sur le fonctionnement des cerveaux et des sociétés et la multiplication des actions revendiquées comme sans violence.
Dès le 19e siècle, l’idée de recourir uniquement à des moyens non-violents est venue à bien des anarchistes [1]. C’est seulement après le congrès de La Haye (1872) que la plupart d’entre eux est passée à l’action directe violente. Or beaucoup de travailleurs considéraient la grève générale sans violence comme plus efficace que la contre violence révolutionnaire. User ou non de la violence est un vieux problème pour les anarchistes. Deux faits récents me paraissent l’éclairer : le développement considérable de nos connaissances sur les sociétés et la multiplication des actions directes revendiquées comme sans violence.
1. Définir la violence ne va pas de soi : c’est un « enjeu social ». Bien sûr, le mot évoque toujours une atteinte grave, d’origine humaine, sur des hommes ou des animaux. Mais la liste des violences exercées ou subies varie largement selon que celui qui parle est dominant ou dominé. Quant aux causes générales des violences, on sait maintenant, avec une probabilité croissante, grâce à des observations objectives (ce qui ne veut pas dire neutres), quelles situations, étrangères à toute métaphysique, engendrent la violence, comment se construisent les réseaux de neurones qui, dans tous les individus, constituent les dispositions à se soumettre à des systèmes hiérarchiques maintenus, en dernier ressort, par la force armée, comment sont fabriqués les idées et les idéaux propres à justifier ces structures et à les perpétuer, en dépit des dégâts planétaires qu’elles entraînent. Mais la plupart de nos contemporains, ignorant ces observations, conçoivent la société à partir de l’échelle individuelle, en se fiant à quelques affirmations métaphysiques, aussi péremptoires qu’invérifiables, fatalistes ou volontaristes. Quand ils tiennent compte de la complexité des interactions déterministes, les volontaristes s’empressent de confondre imprévisibilité et Liberté.
2. La définition de la non-violence est, elle aussi, un enjeu social. Bien sûr, s’abstenir de la violence en toutes circonstances est ce qui caractérise la non-violence par différence avec les actions directes simplement sans violence (manifs, grèves, boycotts, désobéissances civiles ou militaires, sabotages, etc.), qui peuvent être pratiquées à titre temporaire par des groupes bien décidés à recourir, en d’autres circonstances, « si nécessaire », aux moyens violents. Mais aujourd’hui, telle instance nationale ou internationale invoquera sans scrupules la non-violence en se réservant, au nom du « réalisme », de recourir « exceptionnellement » à la force armée pour « rétablir l’ordre » ou défendre les Droits de l’Homme. Tel Directeur des Ressources Humaines confondra management soft et non-violence. Et même en dehors de ces brouillages, volontaires ou non, l’abstention totale des moyens violents peut s’inscrire dans des choix fort différents les uns des autres. La non-violence est-elle passive ou active ? Mystique ou politique ? Individuelle ou collective ? Vise-t-elle un compromis avec les dominants ou la fin de la domination ? Est-elle une valeur parmi les autres ou le critère de toutes les autres ?
En tout cas, le sens du mot non-violence n’est pas une idée (pré)existant quelque part dans un monde idéal, transcendant ou immanent, et révélée aux Indiens jaïnistes, aux premiers chrétiens, à Tolstoï, à Gandhi ou à quelque mouvement que ce soit. En tant qu’acteur social, pour dire ce qu’est la non-violence et la pratiquer, le courant anarchiste non-violent n’est pas moins compétent que les courants religieux ou humanistes se réclamant de la non-violence.
3. Pour des anarchistes, la non-violence ne peut être qu’une stratégie de lutte collective explicite non seulement contre les « abus » de la domination, mais contre son principe même, contre toute hiérarchie de domination. Des anarchistes ne sauraient se contenter de faire baisser la fièvre, d’agir sur ses causes immédiates, d’améliorer en aval le fonctionnement des institutions. Ils visent à agir en même temps, en amont, sur les déterminismes les plus généraux, donc sur les deux causes principales des violences : les structures de domination et l’ignorance (entretenue par la « culture » TF1, mais aussi par l’orientation que les dominants donnent à la recherche scientifique).
4. Pour les anarchistes non-violents, choisir la non-violence collective, c’est adopter le seul moyen efficace de rompre le cercle vicieux de la violence et de la contre-violence. Loin d’être un impératif métaphysique, la non-violence est, comme tout ce qui se fait de nouveau en cuisine, en art, en science, en éthique... un fruit du travail de l’imagination et de la pratique collectives. Le flou même de la notion est un avantage : il facilite l’élargissement des luttes à des violences sociétales trop souvent ignorés par les révolutionnaires des siècles passés. Ni dieu ni maître, ni aucune autre violence. La non-violence collective associée à l’objectivité fournit une stratégie pour les moments de tension, mais aussi, parce qu’elle implique de lutter contre toute domination, un argumentaire qui permet de résister aux récupérations douces (on sait, par exemple, combien les associations alternatives autogérées suscitent d’intérêt, ces temps-ci, de la part des humanistes démocrates libéraux conscients des limites de la pensée unique et du « tout contrat »). La non-violence collective est probablement une réponse mieux adaptée que la contre-violence à un monde social dont on découvre qu’il est moins le jouet de pouvoirs centraux que la résultante d’interactions infiniment complexes.
Ainsi conçue, la non-violence collective n’est pas une utopie, en ce sens qu’elle ne définit aucun projet de société. Comme l’objectivité scientifique est le critère de tout savoir probable, la non-violence collective est la pierre de touche de tout choix de valeurs. Ce sont là les deux gardes-fous les plus généraux que nous puissions choisir pour le grand groupe humain, afin que ses sous-groupes arrêtent de s’entredéchirer.
5. Deux problèmes importants.
En cas d’affrontements physiques, inévitables si on ne réduit pas la non-violence à la gestion soft des conséquences de la domination, le pari que la fermeté non-violente déstabilisera les soldats et les miliciens n’est pas gagné d’avance. Comment doubler de vitesse les dominants, avant qu’ils aient mis en place un système de flicage parfait et fabriqué des foules insensibles ?
D’autre part, la non-violence étant un pari suicidaire si elle n’est pas pratiquée par toute une population, comment faire partager notre souci que toutes les cultures, linguistiques, religieuses, nationales, philosophiques, etc. (y compris notre culture libertaire) échangent entre elles pour se comprendre et sauvegarder leur pluralité, non en « respectant », c’est-à-dire en sacralisant leurs différences, mais en les relativisant, donc en les débarrassant de leur commune subordination aux valeurs des dominants ?
François SÉBASTIANOFF
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[1] Le présent texte a été proposé à Réfractions le 4 mars 2001, et non publié.