Terreur et non-violence, Rolland, Gandhi et la philosophie de l’ahimsa
Roger Dadoun
Article mis en ligne le 30 novembre 2023

En situant le principe de non-violence (ahimsa) au cœur de la pratique et de la pensée de Gandhi, Romain Rolland reste fidèle aux propos du Mahatma, qui écrivait : « La non-violence est mon premier article de foi. C’est aussi le dernier article de mon credo. »1 [1] Comme Gandhi, Rolland s’efforce d’écarter de cette notion l’image de négativité que donne inévitablement le « a » privatif de « ahimsa », le « non » de « non-violence ». Et il se préoccupe d’en marquer le pouvoir énergétique, qui correspond si bien à sa propre inspiration : « Tout est Énergie dans mon art, ma pensée et mon être. Et tout est passion de l’Énergie », écrivait-il en 1928, immédiatement après avoir évoqué la « non-violence de Gandhi », la « non-acceptation héroïque » [2]. S’il y a, le long de l’axe de la non-violence, un parcours commun de Rolland et de Gandhi, ce principe, néanmoins, les déborde tous deux. Par-delà Gandhi, Rolland se sert du principe de non-violence comme d’un pont, d’une force de liaison et de synthèse entre l’Orient et l’Occident. Par-delà Rolland, Gandhi nous incite à amplifier l’ahimsa en une philosophie, voire une mystique qui nous fait atteindre l’essence de l’Être. C’est en ce point que nous introduirons la notion de Terreur, susceptible, croyons-nous, de nous mener à la racine même du principe de non-violence.

Le principe de non-violence renferme une telle richesse d’éléments, il condense une telle puissance de significations que la façon la plus commode d’en rendre compte consiste à distinguer chacune de ses stratifications, en allant du pôle le plus négatif, qui serait la passivité, au pôle le plus positif, où il coïncide avec la loi de l’espèce humaine elle-même, en tant qu’elle a pour vocation de briser le système de terreur où elle est prise originairement.

L’ahimsa comme négation « pure »

C’est par la négation « non » que le principe de non-violence se fait connaître, nous parvient. De fait, beaucoup considèrent que « non-violence » est l’équivalent de la passivité, de l’indifférence, de la résignation - à la limite, de la lâcheté. Rolland repousse avec force cette assimilation, en citant le propos net de Gandhi : « Là où il n’y a le choix qu’entre lâcheté et violence, je conseillerai violence... » [3] On ne saurait être plus catégorique. Cependant, il convient d’introduire une certaine relativité dans ce rejet un peu trop méprisant. Rolland est le biographe des « vies héroïques », et l’héroïsme est dans son oeuvre une référence constante. C’est d’un regard « héroïque », pourrait-on dire, qu’il juge la non-violence comme position de faiblesse, condamnable. Mais on peut y voir aussi la seule arme de la faiblesse, l’arme des faibles, la seule réponse possible pour ceux qui ne peuvent affronter la violence, laquelle prend toujours l’initiative, dispose des moyens et des armes pour détruire. Rappelons cette anecdote : Freud s’indignait de ce que son père, obligé de changer de trottoir face à un chrétien antisémite qui avait jeté son bonnet à terre, se fût résigné et abstenu de toute réplique ; lui, le fils, ne se serait pas laissé faire. Mais peut-être est-ce justement la soumission, la « non-violence » du père qui a permis l’expression de l’intrépidité du fils. La non-violence au degré zéro, au degré de faiblesse, est peut-être « lâcheté », elle pourrait aussi être nommée « patience ». Et c’est la patience des pères qui fait l’impatience des fils.

La non-violence comme stratégie politique

La non-violence de Gandhi est inséparable du contexte historique. C’est une stratégie d’action, de « résistance active », comme dit fort bien Rolland, face à l’impérialisme britannique. Elle est étroitement liée à ce dernier, de manière double et ambivalente. L’impérialisme est violence ; il appelle une réponse spécifique, qui aurait pu être une contre-violence - c’est la voie suivie par les sionistes pour l’instauration d’Israël. En choisissant la voie de la non-violence, Gandhi reste fidèle à une tradition, mais il table aussi à sa façon - il est avocat - sur certaines règles du jeu, un respect britannique de la légalité. C’est la légalité qui permet de contourner la violence. Un régime de type nazi, qui méprise et bafoue toute forme de légalité, qui extermine toute forme d’opposition, voire la simple différence, aurait-il permis le mouvement de non-violence ? (C’est précisément sur la réponse, évidente, donnée à pareille question que Rolland se séparera de Gandhi.)
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