Pas d’action non-violente efficace sans comprendre les autres, donc sans reconnaître que nous sommes comme eux, entièrement déterminés en même temps que partiellement imprévisibles.
Pas d’action non-violente efficace sans comprendre les autres, donc sans reconnaître que nous sommes comme eux, entièrement déterminés en même temps que partiellement imprévisibles.
L’anarchisme, y en a qui sont tombés dedans étant petits [1]. Moi, je suis né en 1932 et je ne suis sorti qu’en 68 du sommeil politique où m’avaient plongé la foi religieuse familiale et l’humanisme scolaire républicain. Comme beaucoup, j’ai pris le train en marche dès les premiers jours de mai 68. Mais plus tard, pourquoi n’ai-je pas sombré, comme tant d’autres, dans le désespoir, ou le silence soumis, ou les illuminismes post-modernes, ou le réformisme plus ou moins ouvertement anti-anarchiste... ?
L’anarchisme est un choix qui se fait d’abord au niveau des tripes : un choix éthique. En mai 68, les drapeaux noirs ont réveillé en moi des souvenirs forts. « Ta mère est une anarchiste ! ». C’était la première fois que j’entendais ce mot dans un contexte qui m’impliquait. J’avais 13 ans. Ma tante reprochait à ma mère de n’en faire qu’à sa tête, d’accuser toujours les autres, de ne pas savoir compter, d’être trop généreuse avec de plus pauvres que nous. Mais le ton n’était ni méprisant ni hostile : ma tante ne cachait pas un faible pour sa petite sœur. Jusque là, moi qui avais été à l’école communale et au catéchisme dans un quartier de Ménilmontant (Paris, 20e arrondissement), je ne connaissais les Communards que comme les assassins des religieuses de la rue Haxo, et le mur des Fédérés que comme le lieu symbolique des héros du PCF : les institutions avaient bétonné... Peu à peu, le mot « anarchiste » a fait son chemin dans ma tête, m’a aidé à relier des fils, à comprendre ma mère, à me comprendre moi-même. Autre souvenir : l’émotion de mon père, la révolte de ma mère devant la misère et les souffrances d’amis russes, exilés comme mon père (manœuvre, mutilé du travail), ou d’ouvriers algériens, portugais, français... (ma mère était infirmière en dispensaire d’usine).
Pour dépasser l’anecdote, mon témoignage devrait prendre en compte systématiquement une foule de facteurs : milieu géographique, social, familial, grands événements collectifs ou individuels, niveau d’études, métier, influences idéologiques de toutes sortes, rencontres, informations reçues, ou pas, etc. C’est seulement en fonction de ces facteurs que chacun peut préciser ses appartenances simultanées ou successives, se situer comme représentatif de l’évolution de tel ou tel sous groupe social, et dire en quoi il est aussi un cas singulier. Dans le mien, au delà des ét(h)iquettes sommaires et des reconstructions trop cohérentes, je devine des probabilités très fortes, des rencontres moins prévisibles et, en tout état de cause, un nombre prodigieux de paramètres dont les interactions, qui n’arrivent pas toujours à ma conscience, sont analysables de façon de plus en plus fine, à perte de vue : je n’ai jamais fait l’expérience de « la Liberté », d’une quelconque nécessité interne qui serait, d’une façon ou d’une autre, cause de soi, arrêtant l’analyse.
Résultats de ces interactions : le rejet de toute affirmation métaphysique (religieuse, avant 68, et philosophique, grâce à mai 68), la conservation de l’hypothèse que l’objectivité scientifique est utile, la réceptivité aux courants libertaire (dans le sens large), écologique (au sens scientifique, pas mystique) et non-violent (par référence à une stratégie collective, non à un idéal personnel), mais aussi le refus de poursuivre une carrière universitaire (de cautionner un humanisme auquel je ne croyais plus), le non respect de la neutralité en tant qu’enseignant (l’objectivité oui, la neutralité non), la militance à la base, tous azimuts (antimilitariste, écolo, etc.), un compromis, puisque je suis redevenu prof dans le second degré (prendre le fric, mais pas les idées qui vont avec), et les emmerdes consécutives, qui m’ont fait comprendre à quel point les anars sont calomniés. Osmose : je lisais Charlie Hebdo, La Gueule ouverte, Reich, Sexpol, Laborit..., j’ai fini par m’abonner au Monde libertaire. Les autres discours m’apparaissaient (m’apparaissent toujours) comme des mystifications, tournant, dans le meilleur des cas, autour du pot sans jamais reconnaître le point de fuite, comme on dit en perspective, l’intuition spécifique de l’anarchisme : « Ni dieu ni maître ».
Je n’ai lu, un peu, les grands auteurs anarchistes qu’après, quand j’ai eu du temps pour la recherche (en linguistique) et pour reprendre ma culture philosophique, non plus scolairement, mais comme une réflexion sur les savoirs actuels et sur les choix éthiques les plus généraux. Au début des années 90, le Monde libertaire m’a pris sans hésiter quelques articles, dont deux où je plaidais déjà pour l’objectivité et la non-violence, et plus tard, j’ai été accueilli chaleureusement par des anciens du groupe Anarchisme et non violence, qui m’ont fait connaître la revue Réfractions. J’étais enfin assuré qu’une partie au moins des anars voyaient dans ma réflexion, sans être nécessairement d’accord avec elle, une contribution utile face aux problèmes planétaires actuels, qu’ils acceptaient des gens qui, comme moi, conservent de leur culture antérieure les strates compatibles avec l’anarchisme.
François Sébastianoff
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[1] Le présent texte a été proposé à la revue Réfractions le 31 déc. 2000, et non publié.