De la neuroscience aux sciences sociales : la continuité objective
Publié dans "Réfractions" n° 13, automne 2004.

Les savoirs actuels éclairent le fonctionnement des sociétés et celui des cerveaux, mais il nous reste à décider au service de quelles luttes, donc de quelle(s) valeur(s), nous mettrons ces savoirs.

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Les savoirs actuels éclairent le fonctionnement des sociétés et celui des cerveaux, mais il nous reste à décider au service de quelles luttes, donc de quelle(s) valeur(s), nous mettrons ces savoirs.

La question de savoir si la démarche scientifique [1] a aujourd’hui renoncé aux exigences de l’objectivité ou si elle leur reste fidèle est surtout posée à propos de la neuroscience et des sciences sociales, dans la mesure où les courants spiritualistes ou post-modernes contestent la notion même de science appliquée à l’homme, récusant notamment l’étude scientifique de nos fonctions réputées les plus élevées. Les médias tendent à noyer les résultats acquis dans un discours mou, prétendument consensuel, mais en réalité dualiste, d’où il ressort que l’objectivité serait appauvrissante en neuroscience et impossible en sciences sociales. Mon souci principal est ici d’apporter des informations permettant à chacun, dans les discussions sur de tels sujets, de savoir de quoi on parle.

Je ferai surtout appel aux travaux de Jean-Pierre Changeux et de Pierre Bourdieu, non parce que ces chercheurs seraient infaillibles, mais parce qu’ils se réfèrent explicitement à l’objectivité scientifique, rejetant notamment, sans ambiguïté, tout a priori dualiste, et parce que Bourdieu (2001, p. 173) [2] pousse l’objectivité jusqu’à exiger d’« objectiver le sujet de l’objectivation », c’est-à-dire d’inclure, par la « réflexivité critique », le chercheur dans le travail d’objectivation (règle 5) [3]. Il va de soi que quand je parle de ces travaux, il s’agit en réalité de ceux que mènent des équipes nombreuses, à géométrie variable, souvent distribuées sur plusieurs pays et constamment en contact avec des équipes concurrentes. La règle du jeu est qu’on se surveille et qu’on ne se fait pas de cadeau, mais les arbres ne doivent pas nous cacher la forêt. Les divergences entre hypothèses ne doivent pas faire oublier la convergence de plus en plus large des acquis.

1. Les données de la neuroscience

Pour la neuroscience, notre cerveau n’est plus une boîte noire : la description de son organisation anatomique, de ses états d’activité et de ses fonctions est bien avancée, même si la physiologie de la pensée est loin d’être achevée.

1. 1. Les structures de base.

On sait que le cerveau humain est un organe, constitué de cellules, comme le reste du corps. Chaque cellule nerveuse ou neurone est prolongée par un câble unique (l’axone, au bout duquel est la synapse, zone de connexion), réservé à la sortie d’un courant électrique (l’« influx nerveux »), et par de multiples fibres arborescentes (les dendrites), réservées à l’entrée et à la réentrée de ce même courant. Avec ses 100 milliards de cellules, en réseau discontinu grâce à un million de milliards de connexions, le cerveau humain est l’objet de science le plus complexe connu… après les sociétés humaines, qui sont des réseaux d’individus dotés de cet organe.

Un bon exemple d’interprétation hâtive est celui de nombreux philosophes et linguistes qui réduisent encore le cerveau à un assemblage compact et immuable de neurones, en négligeant son activité physiologique. Loin de répondre passivement à des stimulus provenant du monde extérieur, le cerveau est le siège d’une importante activité spontanée, qui apparaît tôt au cours du développement embryonnaire : chaque neurone se comporte comme un générateur d’impulsions électriques. La communication électrique entre neurones est assurée sélectivement par des substances chimiques, les neurotransmetteurs, dont la fonction et la diversité n’ont été décrites qu’à partir des années 1970. Dans la synapse, l’impulsion électrique libère d’un côté les neurotransmetteurs : le signal électrique est remplacé par un signal chimique. Puis les neurotransmetteurs se fixent de l’autre côté de la synapse, sur certains récepteurs, autres molécules spécialisées. En se fixant, ils permettent la « transduction » du signal chimique en signal électrique pour le neurone suivant, et ainsi de suite d’un neurone à l’autre. L’intérêt de ces phénomènes est qu’ils laissent des traces chimiques qui faciliteront le passage des impulsions ultérieures, ce qui est le principe de tout apprentissage.

Le cerveau est continuellement en train d’échanger de l’énergie (Changeux, 1983, p. 109) et de l’information (Changeux, 2002, p. 52) avec le monde extérieur. « L’échange réciproque de signaux avec l’environnement au travers des organes des sens et via des actions motrices peut contribuer à la mise en place d’états physiques internes stables, qui relèvent de ce qu’Ilya Prigogine [a défini] comme des “structures dissipatives”, ouvertes sur le monde extérieur ». Des boucles de rétroaction (« connexions réentrantes ») permettront une auto-organisation de plus en plus complexe.

1. 2. La construction des structures de base.

Les réseaux neuronaux se construisent d’abord, du stade embryonnaire à la naissance, sous la dépendance du génotype (le patrimoine génétique de l’individu). Le « hasard » a peu de place ici : les projections des axones sont organisées de façon précise grâce à la présence, dans l’environnement immédiat de l’axone, de molécules qui assurent un guidage chimique (métaphoriquement : qui indiquent la « route à suivre ») jusqu’aux neurones cibles. C’est à ce guidage que les neurones rétiniens, par exemple, doivent de se projeter toujours sur la même région du cerveau, quelle que soit l’information reçue par l’œil, et que, plus généralement, les neurones doivent de constituer des « cartes de projection » distinctes.

En revanche, l’interprétation « tout génétique », encore assez répandue, est fausse. On sait maintenant que les facteurs environnementaux combinent leur action, assez tôt et surtout à partir de la naissance, avec celle des facteurs génétiques pour remanier plus ou moins les cartes de projection, sous l’action des stimulus sensoriels : le fonctionnement du cerveau en contact avec l’extérieur (environnement physique et social) élimine les connexions inutilisées (les traces chimiques des contacts qu’elles ont assurés disparaissent peu à peu). « Les grandes lignes de l’architecture neuronale et connexionnelle du cerveau se mettent en place avant la naissance, mais la formation de nos millions de milliards de synapses ne s’achève pas à la naissance. » (Changeux, oct. 2002, p. 116).

1. 3. Des jeux cognitifs à la démarche scientifique.

Grâce à son activité électrique spontanée, le cerveau présente les caractères d’un système ouvert (il reçoit de son environnement) et motivé (il interroge son environnement). Il fonctionne en permanence sur le mode de l’exploration organisée : activité exploratoire, par le canal des « cinq sens », caractéristique du jeune enfant comme du jeune animal, qui s’accompagne de « pré-représentations » (mises en relation de sous-ensembles neuronaux entre eux), qui sont des « hypothèses spontanées ». Celle – moins spontanée, il est vrai – que proposent Changeux et autres pour les jeux cognitifs est que l’acquisition de connaissances ne relève pas d’un modèle « instructif » (du type empiriste et associationniste classique), mais d’un « modèle sélectif ». L’acquisition est indirecte en ce qu’elle résulte de la sélection de pré-représentations qui seront mises à l’épreuve de la réalité, puis retenues et amplifiées, en fonction, conjointement, de la « mise en résonance » de sous-ensembles neuronaux entre eux (« récompense » interne tenant à la cohérence) et des possibilités d’action efficace qu’elles permettent (« récompenses » obtenues de la réalité extérieure). Mais, quoique plus complexe, le schéma est essentiellement le même dans le cas de la démarche scientifique explicite, par modèles et contrôle (règle 2).

Concrètement, des automatismes et des perceptions (externes et internes) les plus élémentaires jusqu’aux opérations les plus abstraites (réalisant les associations les plus complexes), les modèles que le cerveau construit (toujours en situation, c’est-à-dire dans un contexte particulier, physique, biologique, social) peuvent être conçus comme des ensembles d’objets mentaux, organisés, cohérents et minimaux. « Un modèle scientifique est seulement une représentation cérébrale résultant d’une sélection particulièrement sévère. Une représentation est un objet physique. Elle se présente sous la forme d’un “accord” de distributions spatio-temporelles d’influx nerveux, d’efficacités synaptiques, de seuils de décharge, d’une “constellation” de traces moléculaires stables distribuées dans le réseau nerveux. La pensée n’est pas d’une substance différente de celle des objets physiques : il s’agit bien d’une seule et même matière, mais dans des états d’organisation de l’espace et du temps extrêmement différents. On ne peut s’attendre à ce qu’un modèle offre une description exhaustive de la réalité extérieure. Un modèle, si parfait soit-il, n’est qu’un “outil mental” : un schéma brut, une incarnation neurale approximative de la réalité extérieure. » (Changeux, 2002, p. 383). Sur l’objection de réductionnisme, voir règle 3, remarque 3.

Activité spontanée, pré-représentations, hypothèses explicites, sélection, cette séquence suggère évidemment l’analogie avec les variations génétiques darwiniennes, non plus au niveau du génotype, mais à celui du phénotype (les réalisations individuelles du génotype), par sélection des solutions que l’individu a expérimentées comme utiles pour maintenir, voire améliorer, l’homéostasie dont son environnement, physique et social lui impose les règles. Bien entendu, par la transmission des connaissances jugées utiles, ce processus peut contribuer aussi à la survie du groupe. « Une évolution avec variation aléatoire et stabilisation sélective se produirait au cours de la formation des synapses, pendant le développement embryonnaire, et se poursuivrait après la naissance. À l’action des gènes se superposent apprentissage et expérience. » (Changeux, oct. 2002, p. 116). Ce processus d’« épigenèse » a été postulé en 1973 par Courège, Danchin et Changeux. Cette hypothèse « permet de mieux comprendre les variabilités interindividuelles, les mécanismes de mise en mémoire, de traitement des connaissances, et aussi la genèse, la mise à l’épreuve et la transmission des connaissances nouvelles – en un mot l’apparition – d’une culture ».

La neuroscience réalise ainsi un profond changement de point de vue par rapport aux approches traditionnelles, de type dualiste. « Einstein, comme encore nombre de physiciens, trouvait "mystérieux" le simple fait que le monde soit compréhensible par l’homme, que celui-ci soit capable d’en connaître les lois. En fait, la problématique doit être posée en sens inverse. Il s’agit de comprendre la dynamique bien terre à terre qui, au cours de l’évolution des espèces, a permis au cerveau des espèces qui nous ont précédés d’explorer le monde de manière à la fois plus vaste et plus précise jusqu’au cerveau de l’homme. Au niveau le plus élémentaire, l’organisme unicellulaire […] est une "structure dissipative" qui maintient sa forme et se reproduit. […] Les organismes vivants sont des “homéostats”. Pour cela, […] ils doivent contenir une “représentation” de l’environnement, appropriée à leur survie.[ …] Avec les organismes supérieurs, multicellulaires, se différencie un organe spécialisé dans la régulation des fonctions internes de l’organisme, dans la représentation du monde extérieur et dans leur “accord” mutuel : le système nerveux. » (Changeux, 2002, p. 58-59) [c’est moi qui souligne].

1. 4. Les états conscients.

On sait que la conscience n’est pas une faculté inanalysable. Elle résulte de multiples activités, elle n’est ni instantanée, ni constante, elle est susceptible de degrés, elle ne présuppose pas, dans ses manifestations élémentaires, le langage, elle est modifiable par des moyens chimiques… Et la plus grande partie de nos représentations se sont construites, nous servent et évoluent sans son intervention. Plusieurs cadres théoriques ont été proposés comme modèles de la conscience, différents mais non contradictoires.

Par exemple, pour les formes élémentaires de la conscience, Damasio (1999, notamment chap. 6) suppose que se constituent d’abord des configurations neuronales « de premier ordre », qui sont de deux sortes : les unes cartographiant les objets extérieurs (par exemple un feu de bois) à partir des entrées sensorielles, les autres cartographiant les transformations conséquentes de l’organisme (les modifications qu’il subit du fait de la chaleur). Ensuite, la « conscience-noyau » se produirait quand le cerveau construit une cartographie plus abstraite (de « deuxième ordre »), qui relie les deux sortes de cartographies précédentes, c’est-à-dire une cartographie de la façon dont l’organisme est affecté par les objets extérieurs. Aucune conscience préexistante ne s’est jamais dit : « Je suis là pour avoir conscience de cette relation ». Sans intervention du raisonnement ni du langage, s’installe une représentation des objets extérieurs du point de vue de mon organisme. Nous avons probablement au moins cette conscience-noyau en commun avec beaucoup d’animaux. Je signale pour mémoire l’importance que Damasio attache aux émotions, complétant utilement Changeux sur ce point : « les émotions font partie intégrante de la régulation que nous appelons l’homéostasie », réalité « capitale pour comprendre la biologie de la conscience » (Damasio, 1999, p. 47-48).

Pour les formes les plus abstraites, le modèle proposé en 1998 par Dehaene, Kerszberg et Changeux est celui d’un « espace de travail conscient » (Changeux, 2002, p. 136). À chaque instant, les nombreux processeurs cérébraux spécialisés traitent l’information sans que nous en ayons conscience. Cette information traitée ne deviendrait consciente que quand elle est maintenue, pendant une durée minimale, connectée à un vaste réseau de neurones, eux-mêmes interconnectés à longue distance (distribués dans tout le cerveau). Une foule de facteurs entre en jeu pour appeler, maintenir, hiérarchiser, mettre entre parenthèses, bloquer, renvoyer pour plus ou moins longtemps telle catégorie d’actions possibles, de préoccupations, de souvenirs, etc.

L’accessibilité globale de l’information est une des fonctions remplies par cet organe qu’est notre cerveau. Cette fonction est évidemment importante pour la survie de l’individu comme pour celle de l’espèce, mais elle ne justifie aucune référence à une instance surnaturelle ou relevant d’une quelconque anomalie propre à l’homme : on ne voit pas où pourrait se situer un seuil à partir duquel définir l’intervention d’une telle instance. « Le moment historique que nous traversons, disait déjà Changeux dans L’homme neuronal (1983, p. 363-364), rappelle celui où s’est trouvée la biologie avant la dernière guerre mondiale. Les doctrines vitalistes avaient droit de cité, même parmi les scientifiques. La biologie moléculaire les a réduites au néant. Il faut s’attendre à ce qu’il en soit de même pour les thèses spiritualistes et leurs divers avatars “émergentistes”. Désormais, à quoi bon parler d’“Esprit” ? ».
Sur le vécu de la conscience, les scientifiques restent en général discrets. Une longue tradition veut qu’il n’y ait pas de science du particulier... Il me semble en tout cas : 1) que le caractère que nous reconnaissons à la conscience d’être liée à ce que nous avons de plus propre à chacun de nous, tient seulement à ce que pas un de ces ensembles de milliards de neurones et de connexions que nous appelons chacun notre cerveau n’est identique à aucun autre ; 2) que, malgré cette différence, notre vécu n’est pas totalement incommunicable, ce dont témoigne l’expérience quotidienne de nos échanges sur les « qualia » (les impressions que font sur nous telle couleur, tel tableau) et de nos échanges empathiques ; mais 3) que, bien sûr, il restera toujours dans mon vécu une part incommunicable, pour une raison elle aussi sans mystère : ce vécu, comme tel, ne peut avoir, par définition, qu’un seul acteur et un seul témoin.

1. 5. De la neurobiologie à la neurosociologie.

Parmi les nombreuses perspectives que développe la neuroscience, j’ai retenu surtout qu’il est possible de décrire, en termes de construction d’ensembles neuronaux, la modélisation du monde extérieur et l’intégration, dans un espace de travail commun, de traitements d’informations d’abord indépendants. Il s’agit d’hypothèses solides et qui entraînent des recherches fécondes. Mais, outre les réserves de principe concernant la part d’hypothèse dans ces travaux, on peut ne pas suivre Changeux dans toutes ses ambitions philosophiques, notamment dans sa hâte à réduire le fossé qui existe entre nos savoirs et la vérité au sens ontologique ou celui qui existe entre nos savoirs et nos choix éthiques. Ceci dit, l’apport d’informations le plus immédiatement utile pour la réflexion anarchiste sur la recherche scientifique concerne la continuité entre la neuroscience et les sciences sociales.

Changeux (oct. 2002 p. 117) reconnaît qu’« une vaste terra incognita sépare encore les deux approches » actuellement en cours : celle par le fonctionnement du neurone et des petits circuits et celle par le fonctionnement global du cerveau. « Il y aura fort à faire, dit-il, pour passer de l’atome et de la cellule à la pensée ou à la conscience, mais c’est pour un avenir proche. S’il fallait énoncer les deux principaux défis des 25 prochaines années, celui de la neurobiologie du langage et de la pensée consciente serait le premier. Le second serait celui de ce que j’appellerais la “neurosociologie”, l’étude des bases neuronales des relations interindividuelles et du lien social. Si le système nerveux central est un réseau d’innombrables neurones interconnectés, la société est un réseau d’innombrables cerveaux individuels en relations étroites. Une nouvelle étape reste à franchir : passer du fonctionnement du cerveau à celui de la société. »
Dans cette perspective, Bourdieu (1997, p. 163) s’est référé aux travaux de Changeux : « Nier l’existence de dispositions acquises, c’est, quand il s’agit d’êtres vivants, nier l’existence de l’apprentissage comme transformation sélective et durable du corps qui s’opère par renforcement ou affaiblissement des connexions synaptiques. » [avec note renvoyant à L’homme neuronal]. Et Changeux (2002, chap. VI, 8, intitulé « L’habitus neuronal ») renvoie à Bourdieu : « Petit à petit se met en place ce que Pierre Bourdieu appelle l’“habitus” de chaque individu, qui varie avec l’environnement social et culturel, mais aussi avec l’histoire particulière de chacun. »

2. Les sciences sociales.

Les sciences sociales, au sens le plus large, décrivent les groupes d’individus dont les relations sont durables et organisée. Ces individus sont tous dotés d’un cerveau (on n’exclut pas a priori les animaux autres que l’homme). Les sciences sociales décrivent l’organisation des groupes, leurs tensions et leur histoire. Elles décrivent aussi les relations interindividuelles et les représentations individuelles, dans la mesure où elles sont déterminées par l’appartenance des individus à des groupes (l’individu ne préexiste pas au groupe, faut-il le rappeler ?). Les sciences sociales, comme les autres, interagissent avec la société humaine où elles se développent, en ce sens notamment que la diffusion de leurs résultats compte parmi les facteurs de son évolution. L’objectivité est-elle possible en sciences sociales ?

2. 1. La complexité des interactions sociales.

La complexité des interactions sociales a de quoi donner le vertige, rien que si on considère, par exemple, les facteurs à prendre en compte pour décrire comment un individu se forme : échelles d’observation, méthodes possibles, pluralité des sous-ensembles sociaux dans lesquels l’individu vit simultanément ou successivement, etc. Une difficulté constante du chercheur en sociologie est de choisir et de préciser les critères selon lesquels il délimitera, dans la complexité sociale, le champ de pertinence de sa recherche (règle 2). Contraintes extérieures : « les recherches financées par appels d’offre nationaux s’inscrivent tacitement à l’intérieur de découpages ministériels : on étudie la ville, l’école, la culture, la famille ou le travail, parce qu’existent des ministères de la Ville, de l’Éducation nationale, de la Culture, des Affaires sociales et du Travail » (Lahire, 1998, p. 238) ! Mais aussi recoupements multiples entre une foule de champs de pertinence délimitables et productifs... Reste que la complexité ne constitue pas en elle-même un obstacle à l’objectivité.

2. 2. Les représentations des agents.

Les représentations des agents jouent un rôle important dans la dynamique sociale, largement méconnu par Marx au profit des infrastructures ou par Durkheim au profit de l’échelle collective. Mais il n’y a pas lieu d’opposer à des « données objectives » (géographiques, démographiques, etc.) une activité de construction sociale (relevant de l’individu) qui, elle, ne serait pas une donnée objective. Tous ces facteurs sont, pour les chercheurs, des données observables objectivement ; les méthodes d’observation ne manquent pas. Tous les facteurs de la construction sociale, y compris le sens que les individus donnent à leurs actions, peuvent faire l’objet d’un constat. Réciproquement, tenir compte de ce sens n’autorise pas à négliger la masse des autres facteurs, sous prétexte qu’ils ne seraient que des « données objectives », dignes seulement de la confiance de quelques attardés, positivistes ou scientistes.

Quant à la genèse de ces représentations, c’est ici que se place l’apport capital de la neurobiologie à la sociologie : le concept d’« incorporation ». Ce concept permet de préciser comment les représentations de l’individu, ses façons d’agir, de voir, de sentir, d’évaluer... se construisent et se diversifient, au gré de multiples interactions, bref comment les « habitus » (Bourdieu) des divers groupes auxquels il est lié simultanément ou successivement, sont incorporés, physiquement, dans son système nerveux. La réalité sociale est d’abord, simplement, « assignée » à cette réalité qu’est notre cerveau. Par la continuité qu’il assure entre les réalités neurobiologiques et sociologiques, le processus d’incorporation constitue le meilleur garde-fou contre les interprétations arbitraires, à une condition : qu’il soit reconnu pour ce qu’il est, et non remplacé, comme il arrive dans le discours postmoderne, par le terme d’« intériorisation », qui réintroduit le dualisme esprit-corps (contrairement à la règle 3).

Dès maintenant, eu égard aux multiples confirmations concernant les processus de formation des représentations, partir encore de « l’agent libre qui maximise rationnellement ses profits », ou du héros romantique « acteur de son destin », ou du mystérieux jaillissement inhérent à la « volonté libre », au « libre arbitre », au « sujet cause de soi », à la « grâce divine », à la « libre nécessité » ou à quelque « force vitale », c’est probablement confondre a priori et savoirs. En tout cas, si chacun a le droit d’affirmer que l’homme est une exception dans l‘univers en ce qu’il serait « à la fois nature et sur-nature » (ou quelque autre oxymore), il est tenu par l’objectivité de prévenir qu’alors il quitte le terrain des jugements de réalité pour celui des affirmations métaphysiques. J’y reviendrai en conclusion.

2. 3. Les rapports aux valeurs.

Il reste que « la diversité de leurs rapports aux valeurs amène les chercheurs à interroger différemment la réalité sociale » (Lahire, 1998, p. 247). Bourdieu, par exemple, aux antipodes de cette « logique barbare » qui gouverne la sociologie du commerce et celle du contrôle social, se situe dans le grand courant des sociologies critiques, c’est-à-dire intéressées à dégager les conditions de formation et de maintien des structures de domination. La meute des « intellectuels déférents », comme les appelle Bouveresse (2003, p. 68), ne lui a pas pardonné ce choix de valeurs, et le courant post-moderne s’emploie à le cacher au grand public. L’objectivité serait-elle, décidément, refusée au sociologue ? Il est vrai que l’espace de travail conscient du cerveau humain admet la co-présence de jugements de valeur et de jugements de réalité, mais il ne les confond pas. Mieux, la mise entre parenthèses de nos jugements de valeurs le temps de l’examen aussi objectif que possible d’une situation donnée est possible dans la recherche comme dans la vie courante, seulement d’une façon systématique (règle 4). On peut éviter la distinction philosophique souvent confuse entre « valeur » et « fait », et distinguer simplement entre les « jugements de valeur » qui ont pu intervenir dans le choix de tel ou tel critère de pertinence et les « jugements de réalité » que l’application de ce critère permet de porter, le cas échéant, de même qu’on pourra ensuite distinguer entre la réalité éventuellement constatée et le jugement de valeur qu’on portera sur elle.

2. 4. La « subjectivité » du chercheur

« Rien n’est plus faux [...] que la maxime à peu près universellement admise dans les sciences sociales selon laquelle le chercheur ne doit rien mettre de lui-même dans sa recherche. Il faut au contraire se référer en permanence à sa propre expérience [...] » (Bourdieu, déc. 2003, p. 51). Celle-ci constitue une ressource scientifique irremplaçable. Il faut seulement qu’elle soit critiquée en permanence par « l’objectivation participante ». « On n’a pas à choisir entre l’observation participante, immersion nécessairement fictive dans un milieu étranger, et l’objectivisme du “regard éloigné” d’un observateur aussi distant de lui-même que de son objet. L’objectivation participante se donne pour objet d’explorer, non “l’expérience vécue” du sujet connaissant, mais les conditions sociales de possibilité (donc les effets et les limites) de cette expérience et, plus précisément, de l’acte d’objectivation. » (Bourdieu, déc. 2003, p. 44 et suiv.). Il s’agit de dévoiler, et de divulguer, « par une transgression qui prend des airs de trahison, les structures objectives d’un microcosme social dont le chercheur lui-même fait partie ». Il s’agit de « saisir tout ce que la pensée de l’anthropologue (ou du sociologue) peut devoir au fait qu’il est inséré dans un champ scientifique national, avec ses traditions, habitudes de pensée, problématiques, évidences partagées, etc. et au fait qu’il y occupe une position particulière [...]. Bref, l’objectivation scientifique n’est complète que si elle inclut le point de vue du sujet qui l’opère et les intérêts qu’il peut avoir à l’objectivation [...]. » (règle 5).

2. 5. Suspendre son jugement

On sait qu’au moins dans l’état actuel des sciences sociales, aucune synthèse totalement englobante ne fait l’unanimité. Lahire suggère même (en s’appuyant sur cette phrase de Max Weber : « il y a des sciences auxquelles il a été donné de rester éternellement jeunes ») que les sciences sociales « ne peuvent prétendre ni au simple cumul historique ni à l’intégration théorique totale » (p. 247). Quant à Bourdieu, il tient la « compréhension intégrale » pour une illusion typiquement « scholastique », liée à un défaut de réflexivité critique (l’oubli de la position que le chercheur occupe dans le champ scientifique). Pour lui, « la seule vérité est que la vérité est un enjeu de luttes » (Bourdieu, 2001, p. 221). Dans cette situation, les règles de l’objectivité interdisent simplement de contester des résultats pertinents dans leur champ et obligent à prendre acte du fait qu’on ne rend pas compte des mêmes sous-ensembles de la réalité quand on n’a pas travaillé « à partir des mêmes contextes pertinents » (Lahire, 1998, p. 245), à s’interdire toute « généralisation abusive » (Lahire, 1998, p. 241), par extrapolation indue d’un champ de pertinence à un autre, à pratiquer la suspension du jugement de réalité quand on ne sait pas (corollaire de la règle 2).

2. 6. Décrire objectivement la réalité

Au total, si on est loin – si on sera peut-être toujours loin – d’une théorie générale des sociétés, il reste qu’il est possible en sociologie comme ailleurs, de décrire objectivement la réalité, même quand on agit sur elle, pourvu qu’on se situe soi-même objectivement dans le champ scientifique, et qu’on explicite ses choix de valeurs. Notamment, rien n’empêche, dans la description, de tenir compte des effets, voulus ou non, de l’action du descripteur sur la réalité décrite, que ce soit au cours de l’observation ou du fait de la diffusion des résultats. Il n’y a pas nécessairement antinomie entre la recherche objective sur une société et l’action politique sur cette société, contrairement à ce que tant de journalistes ont soutenu pour saper le crédit de Bourdieu.
Ce réalisme critique et réflexif récuse bien sûr l’objectivisme classique. On n’avait pas attendu les postmodernes pour savoir que la réalité n’est pas donnée immédiatement, qu’on ne peut l’atteindre qu’en suivant le schéma hypothèses-contrôles. Dans ce sens, le chercheur « construit » bien son objet, en sociologie comme ailleurs (règles 1 et 2). Mais le sociologue ne fabrique pas la réalité sociale ! L’objectivité scientifique n’est pas plus réductible dans ce domaine que dans les autres à quelque intersubjectivité rationnelle, ou à quelque constructivisme idéaliste, ni même à un « constructivisme empirique » qui, sous prétexte que le chercheur est déterminé par sa situation historique, cesserait de se préoccuper d’un quelconque accord avec la réalité et se contenterait, d’une façon floue, de contrôler l’« aptitude des énoncés produits à résister à la critique », comme si les énoncés scientifiques étaient des textes littéraires.

Plus généralement, le réalisme critique et réflexif s’oppose à un courant de relativisme et de subjectivisme systématiques (« C’est mon choix ! », « La science est une mythologie comme les autres », etc.). On connaît le sophisme qui est la règle méthodologique du programme fort de la sociologie des sciences : « Étant donné que le règlement d’une controverse est la cause de la représentation de la nature et non sa conséquence, on ne doit jamais avoir recours à l’issue finale – la nature – pour expliquer pourquoi et comment une controverse a été réglée. » (Bruno Latour, cité par Sokal et Bricmont, 1997, p. 89)... Aujourd’hui, comme le souligne Bouveresse (2003, p. 126), les intellectuels les plus médiatisés répandent l’idée de « l’égale valeur de toutes les convictions et de toutes les croyances, qui interdit d’accorder un privilège quelconque à celles de la science, et en particulier des sciences humaines, aussi argumentées et justifiées qu’elles puissent être ».

Au contraire, en tant qu’anarchiste, la sociologie critique m’intéresse à la fois parce qu’elle prend pour objet les structures de domination et parce que Bourdieu et d’autres ont montré la possibilité d’utiliser ses savoirs, sans renoncer à l’objectivité scientifique, au service de ses luttes.

3. L’objectivité… et après ?

Les acquis garantis par l’objectivité peuvent nous aider à préciser notre intuition de la liberté. Les anarchistes parient traditionnellement sur « la liberté illimitée de chacun par la liberté illimitée de tous » (Bakounine). Cette finalité (qui n’exclut évidemment pas les libertés démocratiques) est irréductible aux Droits de l’Homme et du citoyen-consommateur, enfermé dans le cadre individualiste de ses satisfactions sexuelles, familiales et caritatives, dépossédé de tout moyen d’agir efficacement sur la société. Si on se réfère aux données objectives, on peut penser que la force de l’idéal anarchiste est de s’appuyer sur le désir et l’imagination, dont les neurosciences et les sciences sociales constatent les riches possibilités combinatoires et la part d’imprévisibilité.

Mais les mêmes sciences rendent de moins en moins crédibles ce que la notion de liberté implique de référence à des absolus métaphysiques (Sébastianoff, 1999). Peut-être les anars ont-ils intérêt à repenser leur fin à partir de la question pratique des moyens : (« quelle relation poser entre les moyens et la fin ? »), à parier sur la non-violence collective, qui n’est pas une mystique, mais une forme d’action politique refusant le terrain de l’ennemi (la sempiternelle distinction entre les moyens et la fin, l’hétéronomie à laquelle sont condamnés tous ceux qui, pour leurs luttes, dépendent des fabricants d’armes). Bien des militants sont déjà en train de construire cette pratique, plus ou moins consciemment, plus ou moins explicitement, en acte, par tâtonnements (Sébastianoff, 2003). Les anars n’ont pas plus à craindre la non-violence collective que l’objectivité : elle implique le refus de subir autant que d’exercer une domination, refus inhérent à l’anarchisme (« je ne veux ni obéir ni commander »). La non-violence collective, non pas « fondée en raison », mais simplement associée à l’objectivité, est un point de convergence possible entre militants de cultures différentes, elle peut constituer la grande aventure structurante du 21e siècle (Sébastianoff, 2000), donner au désir et à l’imagination toute leur dimension, d’autant plus facilement qu’elle ne les réduit pas comme le fait la violence : elle est au contraire un pari concret sur leur richesse et leur imprévisibilité, comme la notion anarchiste de liberté.

Francois Sébastianoff

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Principales sources
Bourdieu, Pierre, Méditations pascaliennes, Seuil, 1997 ; Science de la science et réflexivité, Raisons d’agir, 2001 ; « L’objectivation participante », in Actes de la recherche en sciences sociales, n° 150, déc. 2003, p. 43-57. Bouveresse, Jacques, Bourdieu, savant et politique, Agone, 2003. Changeux, Jean-Pierre, L’homme neuronal, Fayard, 1983 ; L’Homme de vérité, Odile Jacob, 2002 ; « La neuroscience : un univers en expansion », in Pour la science, n° 300, oct. 2002, p. 114-117. Damasio, Antonio R., Le sentiment même de soi. Corps, émotions, conscience. Odile Jacob, 1999. Lahire, Bernard, L’homme pluriel. Les ressorts de l’action. Nathan, 1998. Sébastianoff, François, « Du côté des sciences : Nouveaux sans être libres », in Réfractions n° 4, automne 1999 ; « Ni magie ni violence : deux paris pour une autre civilisation », in Réfractions n° 5, printemps 2000 ; « Pour la non-violence collective », in Le Monde libertaire, n° 1318, 1er mai 2003. Sokal, Alan et Bricmont, Jean, Impostures intellectuelles, Odile Jacob, 1997.
… et plusieurs autres articles de Pour la science, n° 300, « Spécial 25 ans », oct. 2002, et n° 302, « Spécial cerveau », déc. 2002.

Résumé :
Les courants spiritualistes ou postmodernes récusent l’étude scientifique de nos fonctions réputées les plus élevées. Au contraire, les acquis de la neuroscience éclairent la dynamique très terre à terre qui a permis au cerveau des espèces qui nous ont précédés, puis au nôtre, d’explorer le monde en en construisant une image de plus en plus vaste et précise. Le concept d’« incorporation » résume la continuité entre neuroscience et sciences sociales. Pourvu qu’elles s’accompagnent de la réflexivité critique, ces sciences peuvent décrire objectivement les réalités dont elles s’occupent. Cette description est un apport indispensable aux anarchistes pour lutter efficacement contre la domination, mais aussi peut-être pour donner à la liberté une expression crédible en ce début du 21e siècle.

Abstract :
Spiritualists or postmodern trends object to the scientific study of our so-called highest functions. On the contrary, the knowledge acquired by neuroscience sheds light on the very down-to-earth dynamics which has enabled the brains of the species that preceded us, then our brains, to explore the world, by creating a wider and more and more accurate picture. The concept of “incorporation” sums up the continuity between neuroscience and social sciences. As long as these sciences are backed up with critical reflexivity, they objectively describe the realities they are dealing with. This description is an essential contribution to anarchists in order to fight domination with effectiveness, but, perhaps, also in order to give liberty a credible expression, at the turn of the twenty-first century.

Notes :

[1À propos de cette notion, voir sur le site l’article de François Sébastianoff « Les règles générales de l’objectivité ». Le présent article a été publié, comme le précédent, dans Réfractions n° 13, automne 2004.

[2Chaque nom d’auteur suivi d’une date renvoie à la liste des sources, en fin d’article.

[3La mention « règle » suivie d’un chiffre renvoie, dans ce site, à mon article « Les règles générales de l’objectivité ».




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