Éduquer à l’objectivité
Publié dans le "Monde Libertaire" n° 1472, 5 avril 2007.

À quoi l’école doit-elle former les enfants ? À monter en écrasant les copains ? À vivre dans l’illusion de la liberté individuelle entendue comme libre arbitre ? Et si on faisait un pas de côté ? Le regard objectif s’apprend, comme la non-violence, par une pratique collective.

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À quoi l’école doit-elle former les enfants ? À monter en écrasant les copains ? À vivre dans l’illusion de la liberté individuelle entendue comme libre arbitre ? Et si on faisait un pas de côté ? Le regard objectif s’apprend, comme la non-violence, par une pratique collective.

Quelques réflexions à partir du « Dossier éducation » (M.L. n° 1469, 15 mars 2007), choquantes peut-être au premier abord, mais à la réflexion, peut-être pas tant que ça [1]. Je pense surtout à l’article de Maryvonne : « Non à l’égalité des chances. Oui à la révolution de l’école ! ». Je suis en profond accord avec l’intuition générale de ce texte. Oui pour rappeler « l’horreur » de la notation, dans la mesure où elle réduit l’individu à la perspective de l’ascenseur social, à la visée du singe grimpeur (compétition, mérite, dons...). Oui au « rêve ». Oui à une éducation qui passe « par notre rapport au monde ; nous nous posons toutes et tous des questions ; la recherche de réponses, qui seront toujours provisoires, est un travail exigeant » (et pas le n’importe quoi parfois pratiqué dans les années 70). Oui à l’idée que, pour ce travail, « l’école peut être un lieu privilégié où l’égalité soit celle de la condition d’épanouissement des individus singuliers ». Oui pour partir des questions des enfants, parce qu’elles sont ancrées dans la réalité de leur situation, donc motivantes pour eux, et parce qu’elles font venir toutes les autres (tout se tient !). Oui au « dernier point » de Maryvonne, « peut-être le plus important » : ne pas reporter le complexe à plus tard, sous prétexte de commencer par le plus facile (on a probablement intérêt à pratiquer en même temps les deux approches : par la complexité et par ce qui paraît simple).

Mais se référer à la liberté sans autre précision ne va pas de soi, surtout en ce début du 21e siècle. Les savoirs actuels suggèrent que nos comportements résultent entièrement, en général à notre insu, d’innombrables facteurs interagissants, y compris, s’il existe, le hasard réel (c’est-à-dire sans cause cachée ni, bien sûr, intention divine). Nous, anarchistes, ne pouvons pas faire comme si la neuroscience et la sociologie critique n’avaient pas progressé considérablement dans les dernières décennies. La réalité d’une « Liberté » dans un premier sens, celui de « libre arbitre », mystérieuse faculté de création de soi par soi, est hautement improbable.

Du coup, vers quoi orienter notre école ? Piétiner dans l’arbitraire métaphysique, caractéristique des religions et des humanismes, qui revient dans chaque cas à proclamer : « la “Vraie Liberté” [deuxième sens du mot], c’est la mienne ». Métaphysique rime avec élastique, toujours assez pour servir les intérêts des dominants.

Il reste un troisième et dernier sens pour le mot « liberté », celui de non-dépendance concrète, à l’égard de telle ou telle contrainte, physique ou sociale. On précise alors : liberté de respirer, de se mouvoir, de manger à sa faim, de parler, de s’organiser, de s’informer... Dans la mesure où elles ont une dimension sociale, ces libertés résultent simplement d’un acte – elles se prennent – , d’une lutte collective pour nous affranchir des obstacles à notre plaisir, notamment des structures de domination.

Pour lutter efficacement dans ce sens, que viennent faire l’exigence, la rigueur, l’esprit critique ? Ou c’est du vent (référence alibi dans les discours syndicaux, politiques, humanistes, religieux...), ou c’est l’effort d’objectivité. L’objectivité, c’est une démarche, la même dans la vie quotidienne que dans la recherche scientifique (où elle est seulement plus systématique). Elle consiste à s’imposer quelques règles générales, communes à toutes les sciences, y compris celles qui étudient les sociétés humaines et les individus qui en font partie : 1. on vise une réalité supposée pas totalement inaccessible ; 2. on met les hypothèses à l’épreuve de la réalité ; 3. on s’abstient de tout a priori métaphysique ; 4. on suspend, seulement le temps d’émettre un jugement de réalité, tout jugement de valeur (préférences personnelles, argument d’autorité) ; 5. on se soumet au contrôle de ses pairs. [2]

Reste à délimiter tel ou tel champ de recherche. C’est là qu’interviennent toujours plus ou moins des choix qui, eux, ne sont pas neutres, mais résultent des centres d’intérêt, c’est-à-dire des choix de valeurs, de ceux qui décident de l’orientation des recherches. L’enjeu est ici de savoir qui décide. L’objectivité n’est pas « la science », c’est seulement un aspect de cette pratique sociale hétérogène qu’on appelle confusément « la science » et qui, elle, est largement orientée par les dominants : ils ont intérêt à financer des recherches sur les armes, sur les techniques de persuasion, etc. et pas sur l’origine et le maintien des structures de domination.

Nous, au contraire, n’avons rien à craindre de l’objectivité. Nous ne craignons pas d’être relativisés. Pas de miracle, pas d’absolu pour « fonder » aucune morale, même la nôtre. Mais pas de fatalisme non plus : si nous ne sommes pas métaphysiquement libres, même partiellement, il nous reste l’essentiel : nous sommes partiellement imprévisibles, en raison de la multiplicité des facteurs et de la complexité de leurs interactions, surtout à l’échelle individuelle : nouveaux sans être libres. Dans l’histoire de chaque enfant, nous, adultes, nous intervenons comme un facteur parmi les autres, notamment en lui donnant l’occasion de s’enthousiasmer à découvrir la complexité des causes et les moyens d’agir, dans tous les domaines.

Si on veut que les enfants acquièrent les moyens d’agir efficacement sur la réalité où ils vivent, il ne faut pas les entretenir dans l’illusion d’une « Liberté » qui alimentera au mieux un volontarisme naïf et, au pire, un sentiment de culpabilité. Les dominants savent très bien confondre responsabilité et culpabilité, occulter leur propre rôle, faire porter leur propre responsabilité par de prétendus coupables. En revanche, à mesure que des enfants pratiquent l’objectivité, ils découvrent qu’ils peuvent faire confiance (seulement par hypothèse, toujours sous bénéfice d’inventaire) aux résultats obtenus dans une recherche par leurs camarades (quelle que soit la couleur de leur peau), aux savoirs apportés par l’enseignant, aux savoirs acquis en général, et à eux-mêmes : ils arrivent à porter sur eux-mêmes un regard objectif, à ne pas s’identifier à leurs résultats, bons ou mauvais, à ne pas confondre hiérarchie de compétences utiles avec hiérarchies de domination. Je n’ai pas réponse à tout, mais l’orientation me paraît claire.

Bien entendu, choisir l’objectivité ne va pas de soi : c’est un choix de valeur (c’est pourquoi je parle d’« éducation » à l’objectivité). Et ce choix ne suffit pas, car, n’en déplaise aux scientistes, aux rationalistes, et même à pas mal de matérialistes, les valeurs ne se déduisent pas des savoirs. L’autre choix de valeurs que je propose, général, donc aussi éducatif, c’est la non-violence collective, qui, sauf récupération, implique de refuser toute domination, comme l’objectivité.

François Sébastianoff

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Notes :

[1Le présent texte a été publié dans le Monde Libertaire n° 1472, 5 avril 2007.

[2J’ai donné plus de détail dans le n° 13 de Réfractions, automne 2004. Je recommande aussi, malgré mes réserves sur une référence insuffisamment critique à la « raison », un ouvrage à la fois sérieux et plein de textes et de dessins marrants : Antonio Fischetti et Guillaume Lecointre, Charlie ramène sa science, Vuibert, 2005.




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