Casser ? Ça dépend quoi. Du flic, non.

Une réflexion sur les manifs de mars 2006 du point de vue de la non-violence.

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Une réflexion sur les manifs de mars 2006 du point de vue de la non-violence.

Dès le début de la lutte contre le CPE (Contrat Première Embauche) [1], quelques AG d’étudiants ont envisagé, voire décidé, « une défense activement non-violente » en cas de charge des CRS. Quelques sit-in ont été esquissés. Le 28 mars, quelques jeunes se sont interposés entre les flics et les « casseurs »... Idée et pratiques qui étaient encore rares en mai 68 : elles n’ont été popularisées que quelques années plus tard, à partir de la lutte contre l’extension d’un camp militaire au Larzac.

Bien sûr, la masse des manifestants ne s’est pas encore formée aux actions non-violentes collectives, qui sont des actions dures, des affrontements qui réclament des foules entraînées. La non-violence collective n’a rien à voir avec le pacifisme. Elle est un moyen de lutte, une stratégie qui permet de faire la guerre quand on n’a pas de quoi acheter des armes (voir mon article du ML, n° 1318, 1er mai 2003). Bien sûr aussi, cette stratégie est récupérable, comme toute arme, parce qu’utilisable à n’importe quelle fin. Par exemple, la référence à la non-violence a pu être inspirée, dans la lutte contre le CPE, par des associations qui font illusion : elles forment à la non-violence, mais au nom d’une métaphysique spiritualiste d’où il résulte qu’elles collaborent avec les flics, au nom de la démocratie, pour faire régner l’ordre capitaliste à l’école, dans l’entreprise et dans la rue ! Telle ou telle de ces associations est même reconnue d’utilité publique, cadeau empoisonné...

Pourtant, on peut voir dans la récurrence de ces appels à la non-violence collective une évolution importante des mentalités, évolution dont nous avons intérêt à tenir compte.

Que des anars agressés par une bande fasciste réagissent par la violence physique, je le comprends. Je souligne seulement que cette réaction ne relève pas de la non-violence collective, qui est une stratégie de masse (quant à la non-violence individuelle je n’ai rien à en dire, sinon qu’elle est une mystique et que, dans cette mesure, elle ne m’intéresse pas). Mais que des anars cassent du flic, non. Casser du flic, c’est d’abord oublier que, face aux moyens actuels de la police, le volontarisme du combat de rue court à l’échec. En agissant comme si on était une armée, on se trompe d’échelle et on se cache que, dans tous les cas, on dépend des marchands d’armes, du moins pour les plus efficaces d’entre elles. C’est pas par là qu’on sortira du vieux monde.

Casser du flic, c’est ensuite oublier que chacun des policiers ou des soldats, surtout quand il est en bas de la hiérarchie, est, lui aussi, une victime des dominants, un jeune aussi démuni que les autres, influencé éventuellement par sa famille et toujours par la séculaire propagande de toutes les armées (« Elle te donne un métier », « Tu seras un homme », etc.) : il ne voyait plus d’autre solution pour s’en sortir ; une fois enrôlé, on lui a bourré le crâne, mis une arme dans les mains et fait espérer gravir les échelons... Nous avons à contrer les comportements violents des flics, mais pas à prononcer contre ces individus une condamnation bien-pensante (« Il pouvait faire autre chose », « On connaît tous des gens qui sont foncièrement dans la merde, et qui pourtant ne courent pas s’engager dans les CRS »). Cette condamnation est la même (au nom de « la » liberté, c’est-à-dire au nom de « la » morale) que celle des juges avant 1945 contre la mère « monstrueuse » qui avait abandonné un de ses enfants ou l’avait fait passer, la même condamnation que celle prononcée par les tribunaux de la Libération, qui foutaient en taule des jeunes partis à 18 ans sur le front russe pour lutter contre le communisme, etc., la condamnation qu’on prononce quand on veut (faire) oublier ses propres compromis.

Enfin, franchement, casser du flic, c’est contre-productif : ça permet aux médias d’entretenir l’amalgame « anars = violents », amalgame qui arrangent tous les dominants et ceux qui aspirent à le devenir, amalgame que les médias renforcent en confondant systématiquement destruction d’objets et violence – alors qu’il n’y a objectivement violence que sur des êtres vivants dotés d’un système nerveux ! Dans les manifs, le premier but est toujours de nous faire entendre par la masse de nos concitoyens. Est-ce vraiment ce but que nous atteignons quand nous fournissons aux médias l’occasion d’entretenir des préjugés contre nous ?

Quant à la destruction d’objets, elle est justifiée de notre point de vue s’il s’agit d’objets symboliques de la propriété capitaliste et de son « ordre ». Il y a dans cette direction un point commun à dégager entre les luttes de ceux qui croient encore pouvoir échapper à la précarité inhérente au capitalisme (« les lycéens et les étudiants ») et les luttes confuses de ceux qui savent déjà qu’ils ne peuvent pas y échapper (« les jeunes des banlieues »).

Les pratiques volontaristes et naïves de certains d’entre nous retardent le processus le plus probable, à savoir que la radicalité des positions anarchistes rencontrera de plus en plus la faveur des jeunes, à mesure que la violence (physique, institutionnelle...) du système capitaliste s’accroîtra et sera de plus en plus ouvertement accompagnée par les états-majors syndicaux et politiques (y compris, bien sûr, ceux de la LCR, qui continuent à se dire « révolutionnaires »). Pour permettre aux jeunes de comprendre notre orientation et de se sentir en phase avec elle, nous avons intérêt à réfléchir sérieusement sur la force de la non-violence collective, qui est, dans la pratique, la seule arme des pauvres. Nous pourrons alors diffuser une position claire : casser des objets symboliques de la domination, oui ; casser du flic, non.

Quant aux manif dites « unitaires », deux problèmes de jonction. D’abord, pour que la jonction entre « le monde du travail organisé » et « la jeunesse qui cherche du boulot » se fasse, comme le souhaitait un édito du ML (9 mars 2006), « au niveau des arrondissements, des communes, plutôt qu’entre états-majors dans les directions syndicales », pour que les prolétaires inversent la tendance (actuellement, les dominants ont « un temps d’avance sur nous », comme le disait le même édito), il faut qu’ils débordent ensemble les dominants et leurs alliés objectifs, partis et syndicats. C’est toujours une question de stratégie. Refusons de lutter sur le terrain de l’ennemi, débordons-le sur les deux terrains où il est soit nul, soit largement incompétent. Ce débordement peut se réaliser principalement par deux moyens. En ce qui nous concerne, le premier est que les anars se forment à la pratique de la non-violence collective. L’autre est que nos tracts ne donnent plus, par leurs silences, l’impression que nous partageons les mêmes présupposés que le patronat : « les ressources naturelles sont inépuisables, les équilibres écologiques sont éternels, la croissance démographique est, avec celle du PIB, l’avenir de l’humanité ». Situons explicitement les revendications dans le cadre objectivement le plus englobant, l’écologie. Démarquons-nous des syndicats dont les banderoles font encore rimer écologie avec retour à la bougie : parlons carrément contraintes écologiques, et non plus « environnement ». Mais c’est un autre sujet.

Second problème de jonction. Le plus grave, dans la manif du 28 mars, est l’assentiment que paraissaient donner la plupart des lycéens et des étudiants à la collusion (pas nouvelle, celle-ci) entre les services d’ordre syndicaux et les flics pour écarter les jeunes des banlieues. C’est là que la distinction entre casser du flic et casser des objets symboliques de la domination est nécessaire, et urgente.

François SÉBASTIANOFF

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Notes :

[1Texte proposé au Monde libertaire le 29 mars 2006, et non publié.




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