Article paru dans la revue Dissensus N°4 Avril 2011 édité par l’Université de Liège (Belgique)
On peut aborder la question de la « révolution non-violente » d’au moins deux
manières. Soit, en mettant l’accent sur le second terme de l’expression, on s’interroge
sur la nature « politique » de la non-violence : est-elle réactionnaire (bourgeoise, disait
Fanon), réformiste (comme le soutient Rawls) ou révolutionnaire ? Soit, en nous
focalisant à l’inverse sur le premier des deux termes, la question devient : étant
entendu que tout ou presque a déjà été dit et expérimenté du côté de la version
« violente » de la révolution, une révolution non-violente est-elle historiquement
possible, théoriquement concevable et, le cas échéant, quel sens donner à cette
notion et quelles sont les caractéristiques de ce phénomène ? Tel est le problème que
cet article souhaiterait éclaircir.
La conception dominante veut que la violence soit un phénomène inhérent à tout processus révolutionnaire . Charles Tilly inclut la violence dans sa définition de la
révolution. Mais avant lui Mao annonçait déjà que cette dernière ne serait pas un dîner
de gala. Pour le citoyen ordinaire comme pour le chercheur en sciences sociales,
violence et révolution sont indissociables. Leur lien a beau être morganatique, il ne
saurait être rompu. Mais cette évidence – comme toute évidence d’ailleurs – doit être
questionnée. Alain Rey, linguiste et lexicographe, nous rappelle que si la révolution est
histoire, le mot « révolution » a lui aussi son histoire. L’événement de 1789 est le
grand repère symbolique qui modifie les conditions de l’emploi de ce vocable et les ontenus du signifiant. La Révolution française a significativement contribué à donner
au terme de « révolution » la dimension violente, brutale et sanguinaire qu’on lui adjoint
généralement aujourd’hui. En Angleterre et en Russie, le déclenchement de la guerre
civile en 1643 par les Têtes rondes de Cromwell et le renversement du Tsar en 1917
ont joué le même rôle que 1789 pour les Français. Le caractère historique du lien
symbolique entre violence et révolution a pour effet d’ouvrir à la possibilité de rompre
cette alliance. Mais, bien plus encore, l’histoire du XXe siècle a donné naissance à une
nouvelle forme de révolutions, qualitativement différente du modèle jacobin-
bolchévique. Le fait que, lors des quarante dernières années, cinquante des soixante-
sept renversements de régimes autoritaires aient abouti grâce à la résistance civile
non-violente impose de redéfinir la notion de révolution en la détachant de celle de
violence. Les chercheurs en science politique – hormis quelques-uns, parmi lesquels
Gene Sharp aux États-Unis, Timothy Garton Ash en Angleterre, Etienne Balibar et
Hourya Bentouhami en France – n’ont pas encore pris la mesure de cette tâche. C’est
sur Martin Luther King lui-même qu’il faut nous focaliser puisqu’il est, à nos yeux, le
véritable initiateur de l’idée de « révolution non-violente », comme en témoigne l’ouvrage
éponyme traduit en français en 1963 . Cependant, avant d’explorer plus en détails la
conception kingienne de la révolution et le dispositif conceptuel dans lequel elle
s’insère, nous souhaiterions présenter et discuter les élaborations théoriques des
quatre chercheurs mentionnés à l’instant. Les contributions scientifiques à la notion de
« révolution non-violente » sont trop rares pour que nous nous permettions de ne pas
les mentionner.