Les Résistants à la guerre "Objecteurs de conscience " dans la première décennie d’Israël
I Introduction.
Marcella Simoni
Article mis en ligne le 5 décembre 2024

par ps

Pour faciliter la traduction, le terme anglais CO (Objecteurs de Conscience) a été conservé et les notes ont été ignorées. L’adresse internet du texte original est en bas du texte.) Les initiales WRII signifient War Resisters International Israel . [1]

En 1962, Avner Falk, un jeune objecteur de conscience israélien, décrit la situation dans laquelle il se trouve : Quelles qu’en soient les raisons, le pacifiste israélien doit faire face à une attitude froide, narquoise et méprisante, non seulement de la part de personnes indifférentes, mais aussi de la part de ses propres amis. Un camarade de classe a cessé de m’adresser la parole après avoir lu une de mes lettres dans un journal israélien (...). Beaucoup d’autres personnes qui ont entendu parler de ma "conversion au pacifisme" ont mis un point d’honneur à toujours me saluer ainsi "Salut pacifiste".

Par ces mots, Falk a révélé comment les objecteurs étaient perçus en Israël dans les années 1950 - la décennie de la "nation en armes" et l’âge d’or des forces de défense israéliennes (IDF/FDI) -, au mieux comme des vertueux, au pire comme des traîtres et, dans tous les cas, comme des marginaux dans une société où le pacifisme n’était pas considéré comme une vertu.

Cette étude raconte l’histoire d’un groupe d’hommes laïques - et de quelques femmes - qui étaient des objecteurs totaux en Israël dans les années 1950. Cette décennie a vu la consolidation de l’État et des institutions nouvellement établis par une forme très centralisée de statalisme (mamlachtyiut) et par l’immigration d’environ 600 000 Juifs des pays arabes, un processus qui a été de loin plus traumatisant que ne le suggère l’expression traditionnelle "le rassemblement des exilés". Les années 1950 ont également été une décennie de guerre : elle s’est ouverte sur les ruines de la guerre de 1948, elle a connu les guerres frontalières, puis la guerre de Suez (1956).

Dans un contexte où l’État, ses institutions et la société ont entrepris un énorme effort collectif pour survivre et se consolider, il semble qu’il y ait eu très peu d’espace pour que des organisations non institutionnelles émergent et finissent par contester son omniprésence, en particulier dans des domaines tels que la défense nationale. D’autant plus qu’à l’époque, l’objection de conscience n’était nulle part considérée comme un droit humain individuel. Peu de pays l’avaient prévue - dont la Grande-Bretagne - et les premières déclarations internationales non contraignantes sur l’objection de conscience en tant que droit de l’homme ne sont apparues qu’en 1967 (cf la résolution n° 337 du Conseil de l’Europe) ; la reconnaissance formelle par les Nations unies n’est intervenue qu’en 1987.

Dans le contexte des années 1950, la fondation d’un mouvement organisé de CO en Israël ne semblait donc pas avoir beaucoup de chances.

Certains avaient commencé à résister à la conscription avant 1948, mais le groupe - et l’association, "War Resisters’ International - Israel Section" (WRII) - ne s’est développé que dans les années 1950. Cette association, ses efforts et ses luttes pouvaient être considérés comme une possibilité - dans les années 1950, rien de plus - du début d’un nouveau type de relations civilo-militaires et, par conséquent, comme le point de départ possible d’une relation entre une société civile embryonnaire et l’État. Ce n’est pas un hasard si Tamar Hermann définit cette association comme "l’une des plus anciennes ONG [organisations non gouvernementales] d’Israël".

Deux thèmes sous-tendent cet essai : premièrement, le fait qu’indirectement - c’est-à-dire à travers les réactions politiques, judiciaires et culturelles des institutions et de la société de l’État - l’objection de conscience représente un miroir renvoyant leur image à un moment et à un endroit donnés. L’image indique la force, la faiblesse et/ou la capacité de l’État à traiter les citoyens dissidents autrement que par la prison ou la punition. Ce miroir renvoie également une idée de la capacité d’une société à inclure des membres qui ne partagent pas les valeurs et les pratiques du courant dominant. Deuxièmement, il convient de rappeler qu’aujourd’hui comme hier, malgré leurs motivations individuelles fortes et profondes, les objecteurs de conscience se sont organisés collectivement, par le biais d’associations internationales ou nationales, puis d’ONG. Le droit à l’objection de conscience a été historiquement revendiqué collectivement et, au 20ème siècle, il a été défendu par des associations opérant à un niveau transnational ; le WRI déjà mentionné en est un exemple, tandis que, pour une période plus tardive, Amnesty International en est une autre. A cet égard, "l’une des plus anciennes ONG du pays" était également une ONG transnationale.

Dans cette étude, j’examine ce que l’attitude à l’égard de l’objection de conscience peut révéler de l’histoire des débuts de l’État d’Israël, à une époque où la plupart des objecteurs de conscience dans le monde étaient emprisonnés et pouvaient être condamnés à la peine capitale. Peut-on dresser un portrait de Tsahal - considéré ici comme une institution fondatrice de l’État - à travers l’objection de conscience ? Et si oui, est-il plus proche de l’utopie en uniforme dessinée par Zeev Drori [2], ou du cauchemar décrit par Yehoshua Kenaz dans son roman Infiltration  ?

Je me penche donc sur certains des membres clés de cette organisation, sur le développement du mouvement, sur l’idéologie qui sous-tend la position et sur les opinions politiques de ses membres. J’examine également certaines des conséquences à court et/ou à long terme du fait d’être un CO en Israël dans les années 1950. Enfin, je me demande si l’une ou l’autre des instances qu’ils ont présentées il y a plus d’un demi-siècle peut être utile pour nuancer l’image de la première décennie d’Israël, généralement représentée par des images d’un militarisme triomphant, l’époque qui semble avoir donné naissance, entre autres, au refrain souvent entendu "il n’y a pas d’autre choix" (que la guerre).

Les sources utilisées ici racontent l’histoire de l’objection de conscience en Israël à travers la perspective du WRII et de ses membres, sans introduire celle des autres parties à cette relation, à savoir le gouvernement, le pouvoir judiciaire et Tsahal. Ce matériel inédit offre néanmoins une vision originale de l’objection de conscience en Israël bien avant qu’elle ne s’organise dans les années 1980 à travers des ONG locales bien connues.

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Notes :

[1La WRI/IRG a été fondée en 1921

[2The IDF and the Foundation of Israel. Utopia in Uniform, (London and New York : Routledge, 2005) ;