Désobéir à la loi ?
André Bernard
Article mis en ligne le 18 août 2023

Publié dans Réfractions Printemps 2009

Est-il bien utile de redire mon agacement à la lecture, publication après publication, livre après livre, des oeuvres des historiens et des journalistes qui reviennent, à plume jamais sèche, sur l’illégalisme anarchiste ou sur les exploits pétant et fumant de notre période « explosive » ? L’anarchisme ne serait-il que cela ? Loin de moi l’idée de rejeter dans un enfer quelconque illégalistes et terroristes, notre Ravachol christique, Emile Henry et les autres, notre bande à Bonnot, originale entreprise en son temps, ou l’admirable Alexandre Marius Jacob. Ils font partie intégrale de notre histoire, ils sont nôtres. Comme sont nôtres tous ceux qui prennent les armes contre l’injustice.

Non, ce qui devrait nous alerter, nous questionner, c’est quand la presse « bourgeoise »- et quelques autres- monte en épingle cet aspect flamboyant de notre histoire et occulte tout le reste ; quand elle insiste lourdement sur le sang et la destruction, dans l’ignorance - volontaire ou pas - de la créativité sociale, éducative et artistique, etc., du mouvement libertaire. Elle sait que le grand public n’ira pas plus loin, que l’opinion se méprendra sur notre compte, alors que c’est cette dernière qu’il nous faut conquérir. Je suis donc pour le moins excédé de voir l’anarchisme ainsi plombé par une sorte de mauvaise foi ouverte et par le mensonge généralisé à notre encontre.

En Israël, les opposants - israéliens, cela va sans dire - à l’édification du mur de séparation d’avec la Palestine, et qui ne se réclament que d’un refus de cette injustice, furent qualifiés d’« anarchistes » par les médias qui pensaient ainsi les stigmatiser. Ces militants relevèrent pourtant le gant et se nommèrent eux-mêmes les « Anarchistes contre le mur », sans pour autant bien savoir, nous a-t-il semblé, ce que recouvrait le terme. Prenant la relève des médias, le pouvoir, bien sûr aux aguets, peut jouer sur cette prévention de la société entière pour encore nous rejeter un peu plus bas, un peu plus loin dans les marges. Du moins le tenter. C’est ce qu’il a essayé une fois de plus avec ceux de la commune de Tarnac, en les qualifiant d’« anarcho-terroristes auto- nomes » ou je ne sais quoi d’approchant.

Entendons-nous bien, il ne s’agit ni d’approuver un appel irresponsable à l’émeute ni de réprouver sans discussion les actes contraires à la loi - de quelle loi, d’ailleurs, faite par qui et contre qui ? Il s’agit d’abord de réfléchir à ce qu’on entend par la loi, par le droit, par la légalité ; par la légitimité à agir de telle ou telle façon quand on manifeste son désaccord avec une loi, avec « la » loi, quand elle sert d’outil à l’État contre les droits de l’individu et quand elle favorise l’exploiteur et le dominateur. Pour autant, est-ce qu’il n’y a pas un « droit supérieur », droit qui n’est pas « dit » par cette loi, droit qui est bafoué, droit imaginé et construit collectivement, et qui aurait notre approbation ? Ainsi que l’a exposé, par exemple, Maxime Leroy dans la Coutume ouvrière [1] À quelles espèces de lois sommes-nous opposés ?

Il existe - est-ce anecdotique ? - dans le milieu ouvrier, et sans aucun doute bien au-delà, un usage plus ou moins discret de ne pas se contenter de son salaire et de prélever directement une part du fruit de son labeur. Pratique immémoriale, quasiment reconnue, puisqu’on trouve dans le cinquième et dernier livre de la Torah, le Deutéronome, cette injonction : « Tu n’emmuselleras point le boeuf, quand il foule le grain. » C’est ce que me rapporte un ami familier de ces écrits. Ainsi, il y a la loi instituée, étatique, avec laquelle on peut n’être pas en désaccord, qui peut avoir l’approbation de la majorité démocratique, mais qui est aussi la loi du plus fort, de ceux qui nous gouvernent ici et maintenant. Cette loi est à différencier du « droit », longue construction collective à partir des usages, des traditions et de la pratique des différents droits de coutume, non écrits, « droit » qui dit une autre légitimité, née de la conscience individuelle associée au collectif.

Nos sociétés ont parcouru un long chemin où l’humain, pas encore réelle- ment humain, encore primate, progresse d’une structure organisationnelle rudimentaire, autonome, à des sociétés hiérarchisées en classes ; les plus hautes dominant l’ensemble et l’exploitant, s’appuyant sur la loi et son bras armé : la police. Si la domination de l’humain sur l’humain est un fait de nature, une évidence de l’Histoire, sa remise en question en est un autre tout aussi naturel et toujours d’actualité.

Depuis quelques mois, nous avons pu apprécier une série d’actions de désobéissance à la loi menées par des petits groupes : contre la pub exagérément étalée, contre les plants de maïs bourrés d’OGM ; par ailleurs, des enseignants refusent d’appliquer les consignes ministérielles (la revue Silence de février 2009 signale qu’on dénombrait déjà 1100 lettres de désobéissance au 1er janvier de cette année) ; d’autres personnes donnent asile à des sans- papiers ; certains s’opposent au fichage généralisé, à la biométrie, etc. Toutes ces actions éparpillées ne visent pas, à notre connaissance, à un grand chambardement révolutionnaire ; on a plutôt l’impression d’assister à des exercices d’entraînement : ces actes de résistance pacifiques non concertés semblent être le prélude à des opérations plus vastes, quoiqu’il n’y ait pas de volonté claire de bloquer la machine, de déboucher sur la grève générale attendue par d’autres, mouvement qui remettrait les compteurs à zéro.

Pourtant, circule sur la Toile un texte intitulé « Ne sauvons pas le système qui nous broie ! Manifeste pour une désobéissance généralisée » : La terreur d’État, l’asservissement industriel, l’abêtissement capitaliste et la misère sociale nous frappent tous et toutes. Insidieusement et continuelle- ment, ces forces néfastes séparent notre être intime. Une partie de nous se voit subrepticement contrainte à être le bourreau de notre autre moi, celui qui rêve, sait et veut que ce monde ne soit pas celui-là. Combien d’entre les citoyens tentent difficilement de défaire la nuit ou pendant leur maigre temps libre ce dont ils ont été complices chaque jour travaillé ? Ce mépris dans lequel nous tient le système est essentiel, comme est fondamentale la négation de nos envies authentiques au profit d’un seul désir : consommer. Au moment où la perspective de l’implosion du système capitaliste devient enfin plausible, il s’agit d’accompagner son effondrement et de s’organiser en « communes » qui privilégient l’être à l’avoir (parce qu’il n’y a plus rien à attendre de l’État) et offrent la possibilité à chacun d’entre nous d’accéder libre- ment (en limitant dans la mesure du possible les échanges d’argent) à la nourriture, à un logement, à l’éducation, et à une activité choisie.

Le texte est signé : Sous Comité décentralisé des gardes barrières en alternance (sccdgbea@free.fr)

Il est donc clair, de notre temps, qu’un désir de grand changement existe, mais certains craignent le désordre et une violence « anarchique » - oui, une sensibilité nouvelle semble se faire jour - et on a peur tout autant de la violence organisée, militarisée que, d’une révolution qui amènerait inéluctable- ment, comme on en a eu l’expérience, un pouvoir fort, sinon dictatorial : non seulement on n’obtiendrait pas « le socialisme », pense-t-on, mais on y perdrait la liberté.

Il est à noter que les actions citées plus haut ne cherchent pas le passage par la voie parlementaire, mais par l’action directe, et sans se mettre à dos l’ensemble de la population. Pour autant, ces acteurs d’un genre nouveau paraissent, à notre gré, quant à la forme, par trop respectueux de la loi instituée par la démocratie, s’appuyant même sur elle pour légitimer leurs actions : s’ils craignent le trouble social, ils ne craignent pas de désobéir à une loi particulière. Attitude ambiguë ? Ou un pas après l’autre... Il faut dire qu’ils ne sont pas anarchistes ! Du moins, ils ne se déclarent pas tels.

Ce qu’il nous faut retenir, c’est que ces actions d’esprit non violent interpellent l’opinion publique, font appel à sa conscience, à son intelligence, en cherchant à la convaincre, non à la prendre à rebrousse-poil, à l’effrayer par des actes que cette opinion publique jugerait néfastes pour elle-même : ainsi, on se demande toujours pourquoi les grévistes, au lieu de bloquer les transports en commun, gênant ainsi tout le monde, ne s’arrangent pas pour permettre une gratuité de ces transports. Car il s’agit d’avancer avec l’approbation du plus grand nombre sans toucher ni à la liberté ni à la sécurité de chacun. Cette stratégie, que nous pensons relativement nouvelle, rompt avec un passé d’insurrections violentes qui furent réprimées dans le sang