Origine Nous l’avons oublié, mais la Syrie a...
Article mis en ligne le 14 août 2023

Origine

Nous l’avons oublié, mais la Syrie a connu dès le printemps 2011 l’un des plus importants mouvements populaires non-violents que l’histoire ait connus. L’irruption de cette résistance civile, après la chute des dictateurs en Tunisie et en Egypte, avait stupéfié le monde. Durant des mois et des mois, chaque semaine, le peuple syrien a manifesté à mains nues, sans violence, tout en subissant la répression la plus féroce qu’il soit de la part du régime syrien.

Malgré les blessés, les morts, les arrestations et les tortures, ils ont maintenu de façon héroïque l’option de la non-violence parce qu’ils étaient convaincus qu’on ne pouvait construire la démocratie avec des armes qui la renient. Ce peuple savait que le recours à la violence les entraînerait vers un désastre. Ils étaient lucides, tragiquement lucides…

Quelques mois après le déclenchement du mouvement de non-violence syrien, Jean-Marie Muller soulignait alors le fait extraordinaire de cette révolution : « malgré le danger extrême, des centaines de milliers de Syriens défient le régime totalitaire qui les opprime depuis des décennies en affrontant délibérément la mort pour défendre leur dignité et leur liberté. Non pas qu’ils n’aient plus peur – chacun de nous le sait d’expérience, face au danger, la peur reste toujours tapie au fond de nous – mais ils ont décidé de ne plus céder à leur peur. Voilà précisément ce qui constitue leur audace magnifique : malgré leur peur et avec leur peur, ils défient la mort. Sans qu’ils aient besoin pour cela d’une quelconque idéologie, ils ont choisi de ne plus se soumettre aux contraintes que la dictature leur imposait. Ils ont décidé de se moquer de leur peur et d’exercer sur la place publique leurs droits de citoyen(ne)s. Ces femmes et ces hommes ont le formidable courage de préférer la mort à la servitude. » (19 juillet 2011)

Mais ce mouvement non-violent d’une ampleur incroyable a été largement ignoré alors par l’Occident, par l’Europe. La Syrie fut notre guerre d’Espagne…, selon la formule de l’universitaire Jean-Pierre Filiu (Le Monde, 2 avril 2013). En réalité, nous n’avons pas pris au sérieux cette résistance populaire car finalement, dans notre culture, nous n’accordons crédit qu’à la résistance armée. Nous ne savons pas soutenir un peuple qui résiste par la non-violence… C’est ainsi que nous avons laissé le peuple syrien, seul, face à la tyrannie qu’il combattait avec les armes de la non-violence. Cependant, il s’agissait aussi, au-delà d’une résistance contre un dictateur, d’une véritable révolution sociale, civique et culturelle. Et c’est peut-être cela qui dérangeait et inquiétait les puissants de ce monde…

Finalement, la dérive vers l’action armée, l’émergence de groupes terroristes et la guerre civile ont fini par achever, du moins en partie, cette révolution prometteuse. L’actualité médiatique syrienne est devenue une suite ininterrompue d’actes de guerres, de bombardements et de destructions de villes, de massacres de civils, d’attentats de groupes armés. Près de 400 000 morts, 3 millions de blessés et plus de 7 millions d’exilés, tel est le triste bilan provisoire de ce désastre humain dont les Syriens avaient conscience que seule la résistance non-violente pouvait l’éviter. En se focalisant sur la guerre, certes bien réelle, les médias dominants ont largement occulté les formes civiles de résistance qui, aujourd’hui encore, sont bien vivantes.

Un livre étonnant vient de sortir qui, au-delà de l’hommage au peuple syrien martyrisé par la folie d’un dictateur sanguinaire, montre toute la spécificité et les potentialités de la démarche de la non-violence au sein de la société civile syrienne. « Non-violence dans la révolution syrienne » (co-édité par les Editions libertaires et la revue Silence) est un ouvrage collectif qui rassemble de nombreux témoignages et analyses d’acteurs de ce mouvement atypique qui se poursuit. La plupart des textes présentés sont traduits de l’arabe et de l’anglais et sont inédits en France. Ils mettent en lumière de façon remarquable « cette action civile et sans armes aux mille visages qui ne cesse de se réinventer depuis 2011 ». Comme le soulignent Guillaume Gamblin et Pierre Sommermeyer dans leur introduction, « il nous revient de rendre justice à ces opposantes et à ces opposants civils en mettant en avant leurs initiatives et leurs actions courageuses, qui sont mieux à même que les armes de construire un avenir vivable pour la Syrie ». « Les énergies libérées par la révolution, écrit Leila Al Shami, écrivain britannique-syrienne, militant des droits de l’homme, ont abouti à l’émergence de centaines de campagnes et d’organisations civiles, ainsi qu’à l’épanouissement d’une culture longtemps réprimée, tant dans les arts que dans le débat critique. Mais la plupart de ces initiatives manquent d’un soutien et d’une solidarité provenant de l’extérieur de la Syrie, dont ils ont besoin pour continuer ».

Cette solidarité envers le peuple syrien est une exigence. Pour ces femmes et ces hommes qui ont pris et qui prennent encore les plus grands risques, nous ne saurions nous contenter de les admirer et de les applaudir. Je souscris pleinement aux pistes d’action que les coordinateurs du livre suggèrent et que je reproduis intégralement : « Faire connaître les résistances civiles en Syrie depuis le début de la révolution jusqu’à aujourd’hui ; soutenir les objecteurs de conscience qui, en Turquie, refusent de s’enrôler dans une sale guerre qui alimente le conflit syrien et extermine les Kurdes ; nous organiser pour accueillir dignement les personnes qui fuient les champs de bataille de Syrie comme d’ailleurs ; dénoncer et empêcher le macabre commerce des armes avec les belligérants de ce conflit – entretenu par notre pays au nom de la croissance – sont quelques-unes des manières dont nous pouvons nous engager, sans plus tarder, en solidarité avec les rebelles syriens qui sont à l’honneur dans ce livre ».

Ce livre mérite une large audience. Il est capital de résister à la désinformation, mais aussi à la sous-information que les médias inféodés à l’idéologie dominante et aux pouvoirs établis veulent bien nous donner à voir et à entendre. Il nous faut entendre ces cris, ces témoignages, ces paroles de ces femmes et de ces hommes de Syrie qui sont autant d’actes de résistance à la culture de la violence et de la guerre qui domine notre planète. Ils nous parlent de notre à-venir, à l’heure où des nuages très sombres s’accumulent au-dessus de nos têtes. Ils nous rappellent que la résistance fraternitaire et non-violente demeure la seule alternative pour construire un monde libéré de la haine, de la violence, du terrorisme et de la guerre.

Alain Refalo