Entretien de Lou Marin à l’occasion du cent-cinquantième anniversaire de naissance de Gandhi
Jens Kastner : nous avons fêté le 150° anniversaire de naissance de Gandhi le 2 octobre dernier. Dans le livre que vous avez écrit avec Horst Blume, vous présentez Gandhi, non comme un ascète non-violent ou comme le fondateur de l’État indien, mais comme un précurseur dans la lutte pour une révolution non-violente. Le livre s’intitule « Je suis moi-même un anarchiste, mais d’une autre espèce ». Cette citation est tirée d’un discours de Gandhi qui date de 1916. De quelle espèce d’anarchiste était donc Gandhi ?
Lou Marin : Un anarchiste non-violent. Grâce à trois textes et discours de Gandhi qui datent des années 1916, 1931 et 1940, nous montrons dans le livre que Gandhi s’est toujours désigné lui-même comme anarchiste tout au long des trois décennies pendant lesquelles durèrent les campagnes non-violentes de masse contre la colonisation britannique. Il nommait la société qu’il visait comme son but « une anarchie éclairée ». Et il s’est battu pour l’Inde sans armée. C’est bien pourquoi il est le seul anticolonialiste important dans le monde entier à n’avoir pas été président et qui n’ait jamais aspiré à aucune charge étatique.
En 1916, sa non-violence était encore une exception dans l’anarchisme indien. Il n’y avait pas encore de mouvement de masse anticolonialiste. C’est seulement avec ses campagnes pour la satyagraha que ce mouvement a pu se développer. Auparavant, et cela du tournant du siècle jusqu’à la première guerre mondiale, il y avait bien une première génération de jeunes anarchistes cultivés indiens qui prônaient la « propagande par le fait », mais ils étaient des indiens plutôt riches appartenant à la classe moyenne. Ils avaient été envoyés faire leurs études à Londres dans le but d’obtenir des postes dans l’administration coloniale. C’est en Europe qu’ils rencontrèrent cette « propagande anarchiste par le fait » et ils réalisèrent ensuite des attentats contre des fonctionnaires coloniaux anglais. En 1916, Gandhi se présente dans son discours comme prenant place dans ce grand courant de l’anarchisme, mais en même temps cependant, il critiquait le courant dominant à l’époque de l’anarchisme des attentats qu’il estimait immoral.
A la différence de l’anarchisme européen, les étudiants indiens qui étaient actifs durant la période des attentats étaient tout à fait nationalistes. La tête dirigeante de ces anarchistes violents était Veer Savarkar, qui a ensuite fondé en prison en 1923 l’idéologie nationaliste hindoue Hindutva. Il devint en 1938 le chef de Hindu Mahasabha, une organisation de conspirateurs hindouistes ; ce sont ceux-là mêmes qui ont assassiné Gandhi en 1948. Aujourd’hui, on place au même niveau que Gandhi dans la politique du souvenir des hommes dignes d’honneur celui qui tirait les ficelles de la conspiration Veer Savarkar, ainsi que l’assassin de Gandhi Nathuram Godse, qui n’était que le disciple de Savarkar réalisant ses ordres. On retrouve cela tout particulièrement dans le néofascisme du premier ministre Narendra Modi. Gandhi et l’assassin de Gandhi sont honorés tous les deux en même temps à la suite par Modi - ce qui est absurde.
J.K. : Vous montrez que Gandhi avait déjà eu des contacts très tôt avec l’anarchisme. Il connaissait Pierre Kropotkine. Ses futures campagnes civiles pour la désobéissance contre l’État sont complètement incompréhensibles sans la lecture du livre de Henry David Thoreau : La Désobéissance civile. C’est un écrit qui a été très important pour les mouvements sociaux du vingtième siècle. Pourquoi est-ce que l’anarchisme de Gandhi transparaît si peu dans la réception que l’on a généralement de Gandhi au vu de tout cela ?
L.M. : C’est tout simplement parce que l’interprétation orthodoxe de Gandhi est totalement dominée par la notion de Gandhi comme « Père de la nation ». Cette interprétation ne s’intéresse en rien à l’anarchisme non-violent. Effectivement, celui-ci est à la fois universaliste et fédéraliste. L’universalisme de Gandhi se révéla en 1940 : alors que les nazis bombardaient l’Angleterre, Gandhi s’est opposé à une campagne anti-britannique pour mieux lutter contre le fascisme. Gandhi ne voulait pas profiter de l’attaque nazie dans sa lutte contre le colonisateur – c’est une position hautement morale qui s’oppose à tout nationalisme et défend une position universaliste.
La gauche européenne qui était déjà depuis longtemps sur une ligne techno-moderniste ne pouvait rien comprendre à Gandhi qui restait sur une position critique envers le capitalisme industriel occidental en se tenant dans la tradition d’un Tolstoï ou d’un Thoreau. Pendant longtemps, cette gauche l’a diffamé au nom du progrès en le traitant de réactionnaire. À l’époque du développement du mouvement écologique, cela s’est temporairement un peu modifié. Mais le fait que toute l’histoire du mouvement anticolonialiste de Gandhi et tout le mouvement indien reste peu étudié jusqu’à aujourd’hui par la gauche européenne, et en particulier la gauche allemande, est un phénomène étrange. Cela forme un contraste étonnant d’ailleurs avec les mouvements latino-américains qui sont l’objet d’études sérieuses. Au lieu d’études approfondies, la gauche se saisit de n’importe quelle critique superficielle contre la non-violence pour l’accuser de racisme ou pour diffamer sa position critique envers l’industrialisme ou la lutte de Gandhi contre la guerre. Avec le mouvement des jeunes pour le climat, il y a aujourd’hui un regain d’intérêt pour la critique de la croissance faite par Gandhi. Le lien entre les deux consiste dans le fait que ce mouvement attaque lui aussi l’idéologie d’une croissance capitaliste permanente.
J.K. : Votre livre doit aussi être compris comme une réponse à la critique qui est faite à Gandhi à l’intérieur même de la gauche. Sur quoi repose à vrai dire cette critique ?
L.M. : Elle repose avant tout sur la critique de l’écrivaine indienne Arundhati Roy qui a, depuis 2010, soutenu la guérilla maoïste en Inde. Elle reproche à Gandhi son racisme pendant son séjour en Afrique du Sud. Elle affirme que Gandhi aurait aussi soutenu le système des castes. Notre livre montre précisément ce qu’est l’évolution progressive des positions de Gandhi. On comprend bien que ces reproches n’ont aucun contenu lorsque l’on présente ce que l’on peut appeler une radicalisation de Gandhi. Par exemple, c’est à tort que l’on impute à Gandhi une certaine conscience raciste lors de son séjour en Afrique du Sud jusqu’en 1906. Il écrivit, dès 1908, des articles clairs et qui n’ont rien d’ambigu, dans lesquels il se bat pour l’égalité des droits pour les « Africains », comme il les nomme dorénavant. Et cela s’est maintenu ainsi tout au long de sa vie active, c’est-à-dire pendant plus de 40 ans !
En ce qui concerne sa position au sujet des castes, il y a eu aussi une certaine évolution que Roy ne prend jamais en compte. La phrase prononcée dans les années 40 en montre bien le sens : « Le système des castes est un anachronisme ». Dès 1915, Gandhi a accepté dans ses ashrams ceux que l’on nomme des « Intouchables » et ce, au grand dam de ceux des castes les plus élevées. Et les pratiques y furent ensuite toujours plus radicales : repas pris en commun par toutes les castes, nettoyage des toilettes par toutes les castes, mariages entre des hindous de castes supérieures avec des « Intouchables ». A la fin il y eu même de la discrimination positive. Ce qui veut dire qu’aucun mariage n’était possible au sein de l’ashram si l’un ou l’une de des deux personnes du couple n’était pas un hors-caste.
J.K. : Dans votre livre, vous insistez sur le rapport positif de Gandhi avec des intellectuels juifs. Dans quelle mesure ces contacts et ces références étaient-ils décisifs pour l’évolution de Gandhi en tant que théoricien et activiste ?
L.M. : Notre passage sur les liens précoces entre Gandhi et les immigrants juifs et les immigrantes juives en Afrique du Sud est une réponse aux critiques de Gandhi dans les discussions actuelles partout dans le monde. Ces critiques n’ont jamais été intéressées par le fait que Gandhi avait accueilli et intégré des personnes juives dès ses premiers ashrams en Afrique du Sud. C’est avec elles qu’il a mené ses premiers combats pour l’égalité des droits des immigrants et immigrantes indiens en Afrique du Sud. C’est en particulier avec Hermann Kallenbach, Sonia Schlesin, Henry Pollak et Lewis W. Ritch que Gandhi construisit ses communes que sont les ashrams en Afrique du Sud. A cette époque, Gandhi fréquentait régulièrement des synagogues. Kallenbach, le charpentier, constructeur des maisons des communes de Gandhi, partit ensuite dans des kibboutz de Palestine et devint actif dans des groupes antiétatiques.
Pourtant, ceux et celles qui critiquent Gandhi en l’accusant de racisme ne s’intéressent pas le moins du monde aux raisons qui ont fait émigrer ces personnes juives en Afrique du Sud, comme les pogroms tsaristes, ni à la coopération entre migrants et migrantes juifs et indiens. Ils ne connaissent d’ailleurs rien de tout cela. Pourtant, le fait de ne pas savoir n’excuse rien. Dans ce cas, on mesure avec deux critères différents.
Plus tard ; Gandhi est toujours revenu sur le fait qu’il fallait protéger les réfugiés juifs. Avec son compagnon de luttes Jawaharlal Nehru, il a accueilli en Inde entre 1938 et 1940 des réfugiés juifs en provenance de l’Allemagne nazie. C’est ce que Subhas Chandra Bose, l’opposant de Gandhi a critiqué. A l’époque, il était le défenseur de la lutte armée. Il interprétait librement la formule « les ennemis de mes ennemis sont mes amis ». Bose est même allé directement à Berlin et a collaboré de 1941 à 1943 avec Hitler, pour libérer l’Inde depuis l’extérieur avec l’aide de l’armée nazie par-delà le Caucase. Bose commentait ainsi de façon cynique et anti-universaliste : « Ce que les allemands font en Europe est indifférent ». C’est ainsi que les réfugiés juifs étaient pour Gandhi un symbole de son éthique universaliste.
J.K. : Gandhi ne menait pas seulement des campagnes non-violentes contre la puissance coloniale britannique. Il était aussi pris dans tout un réseau international et un théoricien anticolonialiste. Bien que les campagnes qui se sont inspirées de lui eurent beaucoup de succès, ses idées ne jouent qu’un rôle infime aujourd’hui dans la théorie et dans la pratique anti- et postcoloniales en comparaison avec le rôle que joue l’oeuvre de Franz Fanon par exemple, qui propage tout autre chose que la non-violence. Comment cela se fait-il ?
L.M. : Dans son livre, l’ennemi intime, Ashis Nandy, un interprète indien de Gandhi appelle celui-ci, un « activiste non-moderne ». Nandy estime qu’en tant que « sanatani », en tant que traditionaliste critique et comme homme qui a insisté sur le caractère androgyne de la condition masculine, Gandhi aurait trouvé un moyen de parler principalement aux femmes au sein du mouvement pour l’indépendance afin de pouvoir les faire sortir de leur enfermement dans les foyers. Lors des campagnes qui eurent lieu pendant la période des pogroms lors de la partition entre les hindous et les musulmans entre 1945 et 1947, Gandhi parlait directement aux femmes hindoues dans leurs villages pour éviter que leurs maris conditionnés aux pogroms ne poursuivent leur lutte armée. C’est ainsi que le mouvement de lutte pour l’indépendance fut aussi le premier mouvement de femmes en Inde.
Les masses qui provenaient des villages, et qui représentaient une forme d’hindouisme hybride non-nationaliste et local, mais pas unitaire, n’auraient, selon Nandy, rien connu de l’époque moderne et ne l’aurait pas non-plus dépassée, mais seraient au contraire restés non-modernes. Ce mouvement d’indépendance ne serait jamais passé réellement par la phase moderne pour ainsi dire. C’est pourquoi il ne jouerait pas un plus grand rôle dans la théorie post-moderne – sauf chez Nandy lui-même en tant que fondateur des Postcolonial Studies.
Selon Nandy, l’homme Gandhi androgyne, et les femmes non-modernes du mouvement de masse anti-colonial auraient représenté d’autres valeurs non-coloniales comme par exemple la non-violence et cela à partir d’un point de vue traditionnel indigène. L’énergie des femmes, Shakti, l’aurait emporté. Au contraire poursuit Nandy, les valeurs de la Kshatryia de la caste des guerriers seraient les mêmes valeurs que celles des colonisateurs – ou encore que celles des nationalistes hindous d’aujourd’hui. Ceux-ci font comme si le colonialisme avait transformé les Indiens en femmes ou les aurait « efféminés » au point qu’ils en auraient oublié les valeurs guerrières. Et c’est seulement à partir de là qu’ils auraient pu être colonisés. Ainsi, l’anticolonialisme aurait signifié de reprendre pour soi les valeurs guerrières viriles à travers une lutte armée. C’était d’ailleurs là la thèse des anarchistes indiens qui commettaient des attentats comme Savarkar. C’est pourquoi il était logique qu’il évolue et devienne un assassin nationaliste hindou.
J.K. : Gandhi a développé ses idées dans le cadre de sociétés qui étaient principalement paysannes. Elles se caractérisaient par une organisation marquée par l’exploitation coloniale. Cependant, ses méthodes et ses concepts comme la grève, les occupations des terres, les blocus, les boycotts, etc. ont joué un rôle important aussi dans les sociétés industrielles occidentale des années 1960. Les mouvements sociaux de l’époque s’en inspirèrent énormément. En quoi Gandhi est-il pertinent pour le 21° siècle ?
L.M. : Je pense que c’est à l’orientation universelle des valeurs éthiques et morales qu’il faut renvoyer l’ampleur de la réception internationale de Gandhi. On le voit par exemple aux Etats-Unis lors du mouvement pour les droits civiques. Dans ce cas, ce fut davantage l’occasion d’échanges Sud-Sud qui permit à ce mouvement de se développer et ce n’est pas l’Europe qui en fut l’origine. On peut mentionner aussi tous les mouvements sociaux de la non-violence dans l’espace germanophone comme les mouvements pour la paix, les mouvements de lutte contre le nucléaire et aujourd’hui le mouvement pour le climat. Même lorsqu’ils s’ancrent fortement sur des traditions opprimées indiennes et indigènes, ces mouvements ont toujours eu un énorme potentiel pour pouvoir se lier partout dans le monde avec des courants qui avaient les mêmes préoccupations non-modernes, même dans les métropoles. On peut citer par exemple les végétariens et les véganes ou encore le mouvement issu de Tolstoï très critique envers l’industrialisation ou encore les mouvements de l’écologie radicale.
La critique qui est faite de Gandhi par la jeune génération, que ce dernier serait raciste ou qu’il défendrait le système des castes, joue un rôle fatal aujourd’hui dans le développement de l’exploitation et des stratégies bellicistes. Le contenu émancipateur des idées de Gandhi doit être précisé pour contrer les diffamations et les critiques. C’est contre cela que lutte notre livre. Car Gandhi reste encore aujourd’hui celui qui combat contre la guerre et contre la brutalité des relations économiques internationales grâce à une économie de subsistance qui puisse se développer partout dans le monde. Horst Blume rapporte dans son livre ce qui se passe actuellement avec les mouvements pour la terre comme par exemple Ekta Parishad (conseil commun) en Inde. Ce groupe a en effet initié une marche internationale vers Genève pour expliquer cela et éveiller les consciences. Les paysans et paysannes, Adivasis et Dalits, qui participent à cette marche devraient arriver à Genève en septembre 2020.
Lou Marin vit à Marseille et est coauteur avec Horst Blume du livre « Gandhi – ich bin Anarchist, aber von einer anderen Art » (Je suis un anarchiste, mais d’une tout autre espèce) (aux éditions Graswurzelrevolution 2019, 140 pages, 13,90 euro). C’est Jens Kastner qui a mené l’entretien.