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Le coup d’état de Kapp et la grève générale

Allemagne 1920

dimanche 2 juin 2019, par ps

Source Réfractions N°5


Pour commencer, rappelons les faits. En mars 1920, le ministre de la Défense, Gustav Noske, commande la dissolution de quelques corps d’armée, notamment la brigade navale du capitaine Ehrhardt, conformément au traité de paix entre l’Entente et l’Empire allemand stipulant une réduction du nombre des soldats allemands.

On savait que le gouvernement social-démocrate s’était servi d’associations de volontaires, les Corps francs, pour se défendre contre les attaques d’organisations gauchistes. Ces organisations critiquaient le capitalisme, les hobereaux prussiens ainsi que la bureaucratie allemande. L’intégration de ces organisations dans la société étant rejetée, les Corps francs et la Reichswehr prirent des mesures brutales contre ces travailleurs séditieux. De ce fait, le gouvernement ne pouvait pas procéder aussi facilement à la dissolution des troupes réactionnaires, qui étaient en partie des troupes royalistes.

Ces troupes ont d’abord posé des revendications politiques (Lüttwitz exigeait des « ministres compétents »). Ensuite, ils ont exigé le pouvoir : le 12 mars 1920, la brigade du capitaine Ehrhardt avec 5000 hommes et des partisans de Kapp ont marché sur Berlin. Leur but était d’établir un « État fort » sous la direction de Kapp comme chancelier allemand.

Kapp faisait partie de l’association nationaliste Alldeutscher Verband qui réclamait la création d’un État allemand regroupant tous les pays germanophones. Le gouvernement social-démocrate légal, pris de court par l’offensive militaire de Kapp et de Ehrhardt, dut fuir. La Reichswehr n’avait pas défendu le gouvernement contre les assaillants, suivant l’ordre de son commandant, le général von Seekt, qui considérait que les Corps francs faisaient partie de la Reichswehr : « La Reichswehr n’attaque pas la Reichswehr. » Le président du parti social-démocrate, Otto Wells, a probablement lancé un appel à la grève générale à cet instant, ce qui était contraire à la tactique employée jusque-là par le parti. L’appel à la grève fut diffusé par téléphone dans toutes les grandes villes et transmis à la presse. Le matin du 13 mars, la Confédération générale des syndicats allemands (Allgemeiner Deutscher Gewerkschaftsbund, ADGB), s’est également déclarée favorable à la grève générale qui a commencé ce jour-là dans toute l’Allemagne et a ainsi contribué à convaincre les citoyens indécis. Le 17 mars, Kapp et Lüttwitz ont présenté leur démission.

Après cet aboutissement victorieux, les travailleurs voulaient terminer leur grève. De son côté, l’ADGB essayait d’influencer la composition du nouveau gouvernement. Après maintes concessions faites à l’ADGB, la grève générale se termina le 20 mars, sauf dans la zone industrielle de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Là, environ 50 000 à 80 000 hommes avaient formé une armée rouge de la Ruhr. Celle-ci avait combattu les Corps francs de Lichtschlag, de Lüttwitz et de Schulz qui avaient ouvertement montré leur soutien à Kapp. Comme auparavant, la Reichswehr n’est pas intervenue. Elle s’est seulement voulue responsable du maintien de « l’ordre et du calme ». La police prussienne ainsi que les « unités de défense » formées par les citoyens hésitaient également à s’engager pour la République et n’ont pas ouvert le feu sur d’autres troupes. Un grand nombre d’hommes de l’armée rouge de la Ruhr se préparait au combat tandis que les femmes organisaient des grèves de la faim. Cependant, après des semaines de scissions, de négociations et de combats, les travailleurs armés de la zone de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie durent reconnaître leur isolement. En 1920, les troupes gouvernementales ont brisé toute résistance et massacré environ 1000 personnes.

Pour défendre la République contre les travailleurs insoumis, le gouvernement s’est servi de troupes qui auparavant avaient participé au mouvement de Kapp. Il est évident que de telles expériences ont fortement marqué l’évolution du mouvement ouvrier ainsi que les relations entre les gauchistes et le parti social-démocrate allemand. Beaucoup d’historiens pensent que, plus tard, si aucune grève générale n’a été engagée contre le régime nazi, cela s’explique par les expériences vécues lors de la grève générale de 1920. Les syndicats et les travailleurs ont très vite perdu leur position de force acquise pendant la grève. Les élections générales de juillet 1920 n’ont pas amené un « gouvernement des travailleurs », comme l’avait prédit M. Legien du ADGB. Ces élections ont au contraire contribué à renforcer la position des conservateurs.

Le pragmatisme du syndicalisme libertaire

Le coup d’État de Kapp n’avait pas surpris les syndicalistes libertaires. Quand, en décembre 1919, des troupes s’étaient rassemblées autour de Berlin, la commission administrative de l’Association libre des syndicats allemands (Freie Vereinigung Deutscher Gewerkschaften, FVdG) s’attendait déjà à la réalisation d’un plan soigneusement préparé pour réinstaurer la monarchie le moment venu. Max Winkler, un membre de la commission administrative et rédacteur de son journal, Der Syndikalist, avait discuté avec des amis socialistes ou pacifistes la possibilité de lancer un appel commun à débrayer. Cet appel prévoyait une grève générale en cas de coup d’État réactionnaire. Il préconisait des actions collectives de défense non violentes contre un éventuel siège et une action armée afin de réduire à l’avance le danger d’un coup d’État militaire. Il est surprenant que tant de personnes aient signé cet appel. Parmi elles se trouvait même un rédacteur du journal Vorwärts. Par contre, aucun communiste ne le signa. Le 28 décembre 1919, Winkler présenta cet appel lors du 12e Congrès de la FVdG. Lors de ce congrès, la FVdG décida entre autres de changer son nom en Association libre des travailleurs allemands (Freie Arbeiter Union Deutschlands, FAUD). Lors des débats au sujet de l’appel à la grève, le peintre et vieux syndiqué, Robert Buth, déclara qu’à l’instauration de la dictature militaire dans n’importe quelle ville devait répondre le débrayage immédiat des travailleurs. Il demanda que cela se fasse sans appel préalable à l’organisation car celle-ci aurait sans doute été mise hors d’état d’agir par la dictature militaire.


Les débats sur l’appel à la grève générale

Appel à la grève générale

L’anarchiste Rudolf Oestreich avait critiqué la position de Buth, disant que celle-ci revenait à défendre la République alors que Gustav Noske, ministre de la Défense, prenait des mesures à l’encontre des anarchistes encore plus dures que celles du gouvernement impérial : « Autrefois, on nous incarcérait ; aujourd’hui, on nous tue. L’idée essentielle est que le gouvernement actuel soit soutenu et que les syndicalistes lui apportent leur soutien. »

Les partenaires de la coalition déplaisaient également à Oestreich : « Ceux qui d’habitude s’opposent à toute grève générale politique l’approuvent maintenant que leur vie est en danger. Même Zickler, qui ne se lassait pas de voir couler le sang au printemps et qui avait applaudit à l’assassinat de Liebknecht, est d’accord maintenant avec la grève générale. »

Les délégués de Mannheim, Frei et Popp, se déclarèrent également défavorables à une coopération avec les partis de gauche.


Silence de la presse

L’appel à la grève générale avait été voté à l’unanimité moins cinq voix contre. Le journal Syndikalist (n° 12, 1920) écrivit après le coup d’État de Kapp que l’appel n’avait été publié dans aucun journal.

Ni par le Vorwärts, alors qu’un rédacteur de ce journal avait signé l’appel, ni par Freiheit, Volkszeitung, Welt am Montag ou bien le Frankfurter Zeitung, journaux de la SPD, de la USPD, des « démocrates », des « pacifistes » et des « libéraux ». En janvier, il y avait eu moins de personnes pour soutenir la grève générale qu’au mois de mars. Un trop grand nombre de syndicalistes avaient signé l’appel. Et quel journaliste aurait aimé faire de la publicité pour cette cause ?

Le 27 janvier, une grande manifestation fut organisée à Berlin avec pour thèmes : un monde pacifique, la réconciliation des peuples, le rejet du militarisme et de la « contre-culture », thèmes qui n’abordaient pas la question du choix entre la république et la monarchie. Quinze associations culturelles et pacifistes différentes avaient organisé cette rencontre. Les intervenants furent : le curé Bleier, Rudolf Breitscheid, Minna Cauer, Muschke ainsi que Rudolf Rocker. Peu de temps après, le 5 février 1920, Rocker fut placé en détention pour des raisons de sûreté à la demande de Noske, ministre de la Reichswehr. Il justifia cet acte en disant que Rocker était l’instigateur principal du mouvement syndicaliste et qu’il essayait d’entraîner les ouvrier mineurs dans la grève générale en tenant des propos incendiaires. Le 27 février, Rocker ainsi que Fritz Kater purent quitter la prison. Apatride, Rocker devait s’attendre à être expulsé. En théorie, la grève générale aurait pu être un triomphe pour les syndicalistes libertaires. Ceux-ci avaient prédit le succès de cette mesure, et un grand nombre d’entre eux avait soutenu activement la grève. Quelques-uns avaient même

participé à des actions armées. La grève générale avait forcé Kapp et Lüttwitz à démissionner. L’appel à la grève fut même suivi dans certains endroits de l’Allemagne qui n’étaient pas des fiefs traditionnels du mouvement ouvrier, mais où vivaient un nombre important de propriétaires fonciers.

La grève générale vue par Rudolf Rocker

Les premiers textes publiés après la victoire de la grève s’enthousiasmaient de « l’expression de la volonté la plus puissante dont les travailleurs aient jamais fait preuve jusqu’à présent ».

« Et quel élément avait donné à ce mouvement son caractère exceptionnel ? Cet élément était l’action commune et sa brillante réalisation. Autrefois, un proverbe allemand qualifiait de « sottise générale » les grèves générales. Et c’était précisément dans ce pays que la « sottise générale » avait été le seul et ultime moyen pour sauver la République de l’emprise sanglante de la dictature militaire royaliste. La grève générale était le rocher sur lequel les attaques d’une bande de criminels réactionnaires devaient...voler en éclats. Quoique dans certains endroits des travailleurs armés et les bandits en uniformes aient livré des batailles, ces conflits, qu’ils ait été nécessaires et inévitables, ou non, ne représentaient que des exceptions au sein d’un mouvement général qui avait trouvé la grève générale comme moyen principal de lutte. Cette grève, l’instrument le plus efficace et important du prolétariat, marquait le mouvement entier. »

(Rocker, Rudolf : « Die große Lehre », Syndikalist 2, n° 12, 1920)

Ceux qui, auparavant, voulaient criminalier la propagande théorique pour la grève générale étaient maintenant forcés de demander aide aux ouvriers dans une situation de grand péril et de sauver la République à l’aide de cette grève générale.

Rocker tire encore une autre leçon de ces événements :« Combien de fois nous a-t-on reproché l’échec de notre travail pédagogique, et dit que face à la situation révolutionnaire il ne fallait pas se limiter aux discours théoriques, mais déployer notre énergie pour l’organisation d’actions collectives... »

Cependant des actions collectives sont toujours l’expression d’une conception de la justice absolument nécessaire « pour doter un mouvement de la force morale et de l’optimisme requis pour la victoire ». La mobilisation collective contre le coup d’État de Kapp était indispensable, car il fallait éviter l’instauration d’un régime de terreur blanche comme en Hongrie. Dès que l’objectif commun fut atteint « la cohésion du mouvement s’est effritée et a fait place aux scissions entre les différents groupes. Le résultat inévitable du clivage politique... réapparut au grand jour... » (Rocker, Rudolf : « Die große Lehre », Syndikalist 2, n° 12, 1920).

« Si les travailleurs allemands avaient cherché davantage à s’emparer de la terre, des usines ou bien des ateliers au lieu du pouvoir politique, nous aurions pu échapper à un certain nombre d’expériences douloureuses... » (Rocker, Rudolf : « Die große Lehre », Syndikalist 2, n° 12, 1920)

Puisqu’il serait probablement nécessaire de « lutter avec les travailleurs d’autres groupes pour tuer une fois pour toutes le serpent », Rocker demanda à ses lecteurs d’éviter à l’encontre de ces camarades « toute forme de hargne, d’attaque personnelle et d’injure en raison de la prétendue trahison, pour ne pas contribuer à un renforcement du clivage entre les différents groupes au sein du mouvement. Nous savons à quel point les interminables manipulations perfides, les hargnes politiques et les luttes fratricides ont démoralisé le mouvement des travailleurs. Les syndicalistes libertaires ont dû très vite constater l’impossibilité de la double appartenance, au parti et à la FAUD. Et ils ont été critiqués par d’autres mouvements pour leur dénonciation de la violence.


L’opinion de Pierre Ramus au sujet de la grève générale

L’éditorial de Pierre Ramus (Erkenntnis und Befreiung, n° 18, février 1920), l’organe viennois de l’association des socialistes libres (Bund herrschaftsloser Sozialisten) démontre clairement qu’il y avait des syndicalistes libertaires qui ne faisaient pas partie de la FAUD et qui préconisaient néanmoins la grève générale en tant qu’arme pacifique. Cette revue viennoise était lue également en Allemagne dont elle a suivi de près et de façon engagée les événements. Son article « Der Triumph des Generalstreiks » a souligné que ce n’était pas en 1918 que l’Allemagne est devenue une république, car cette année a uniquement marqué la fin de la monarchie, mais que ce fut grâce au succès de la grève générale de 1920 que l’Allemagne est devenue une véritable république et que la révolution a connu un tel succès.

« C’est le prolétariat qui a sauvé la République. Et cela non avec des armes, sous lesquelles il aurait certainement succombé... »

Évidemment cet article célébrait également la fin du rejet de la grève générale par la social-démocratie ainsi que la victoire des syndicats qui ont su imposer leurs revendications sociales et politiques grâce à leur pression sur l’économie. Autrefois, les syndicats auraient cédé cette tâche aux représentants parlementaires du parti social-démocrate.

« La classe ouvrière allemande sait maintenant que c’est la non-violence de la grève générale qui peut faire sa force et non la violence armée. Seule la grève générale lui a permis de faire chuter un régime militaire ainsi que les marionnettes du gouvernement qui étaient ses alliés. »

Pierre Ramus accentua encore sa position (Erkenntnis und Befreiung, n° 18, février 1920) :

« La lutte ouvrière a seulement été couronnée de succès là où les travailleurs ont posé directement et clairement leurs revendications et les ont défendues avec énergie. »

Et il ajouta :« C’est seulement en luttant avec des moyens sociaux-économiques que l’objectif a été atteint, tandis que les luttes armées n’ont engendré que de grandes pertes. »

L’article « Passiver und aktiver Generalstreik » souligna d’ailleurs que :« les luttes armées dans la Ruhr n’avaient aboutit à absolument aucun résultat et que la promulgation d’une dictature des conseils dans certains endroits était autant un jeu avec les mots qu’un jeu avec le feu, seulement rendu possible pendant un certain temps grâce à la pression des grèves générales de Berlin et d’autres villes. »

Cette pression a empêché le gouvernement de réagir sur-le-champ. Cependant, même l’instauration d’une « dictature du prolétariat n’impliquerait pas le règne du socialisme, mais se solderait par la guerre avec l’Entente ».

La grève générale allemande a été une grève passive. Elle a atteint ses objectifs sans effusion de sang, mais avec une précision fatale.

De la grève générale passive à la grève générale active

L’article de Ramus déclarait :

« Cette forme de grève générale n’est pas suffisante pour remplacer le système en vigueur. Dans quelques jours, au plus tard dans quelques semaines, le prolétariat souffrira autant de la grève générale passive que l’État et la bourgeoisie... »

C’est la raison pour laquelle la grève passive devrait se transformer en grève générale active :« Les travailleurs devraient reprendre leur travail collectivement. Mais seulement dans leur propre intérêt. »

Ces mêmes travailleurs étant ainsi devenus des producteurs libérés, devaient seulement poursuivre leur mouvement de grève contre les adversaires de cette expropriation : l’État et les nantis. Au début, presque tous partageaient la célébration d’une forme de lutte longtemps repoussée mais qui avait su faire ses preuves dans la réalité. De même, les idées des syndicalistes et des anarchistes, qualifiées d’« irréalistes », avaient pu sauver à la dernière minute leurs adversaires. Les réflexions sur le rôle de l’armée de la Ruhr donnèrent cependant lieu à des divergences insurmontables.

Critique à l’armée de la Ruhr

Il était prévisible que les actions armées seraient critiquées étant donné l’idéologie de la FAUD et les expériences que les travailleurs avaient faites auparavant lors des tentatives de soulèvement et lors des luttes de classe. Frigor écrivait (« Freiheit und Gewaltlosigkeit », Der Syndikalist, n° 14) :

« Les travailleurs ont eu raison de prendre les armes des soldats et des soldats en civil dans la Ruhr, la Rhénanie et la Westphalie. Cependant dans l’euphorie de la victoire, ils ont oublié de détruire ces armes... »

« Dès le début ils ont lutté contre le militarisme, et ils pensaient vaincre le militarisme par le militarisme. Frères vous le savez : la liberté disparaît face à la violence. Pourquoi ne pas avoir détruit les armes meurtrières ? Comptez-vous faire du socialisme en utilisant des lance-flammes ? L’arme la plus efficace, ne faisant aucune victime, plus forte que les jeteurs de mines, et dirigée par la force de l’esprit, a pour nom la « grève générale ». Nous devrions créer pour une fois quelque chose qui ne débute pas par des meurtres. Au travail ! Et créons un lieu de repli pour la liberté au sein de la non-violence ! »

Le début de ces discussions remonte à l’article « Lehren aus der Bewegung des Ruhrgebiet », écrit par Franz Barwich, un membre de la commission administrative (Der Syndikalist, n° 16, 1920) :

« Des centaines de nos meilleurs travailleurs révolutionnaires ont été tués. Des milliers ont dû fuir, en particulier les responsables des organisations dont une grande partie a été fortement touchée ; d’autres ont même complètement disparu. »

Les grandes centrales syndicales et les partis politiques faisaient de la propagande contre les syndicalistes libertaires. Ils les dénonçaient. Tous ceux qui étaient membre de la FAUD allaient être mis à la porte. Barwich se faisait du souci pour l’organisation, même s’il pensait que « l’esprit syndicaliste se répandrait encore plus par ce martyre ». Il explique les résultats de cette idée :« En tant que syndicalistes nous rejetons toute forme de militarisme. Nous pensons que seule la lutte par les moyens économiques et idéologiques, notamment la grève générale, permettra d’abolir le pouvoir des classes dirigeantes et de l’État. » Et il ajoutait : « Nous devons néanmoins constater que nos camarades de la Thuringe et de la Ruhr ont participé activement à la lutte armée des partis politiques. Cela est dû au fait que la plupart de nos camarades de la Ruhr font même maintenant toujours partie de l’USPD ou bien du KPD. Les idées syndicalistes n’ont pas une emprise suffisamment forte sur eux... »

Barwich et la non-violence comme stratégie contre les actions armées des partis

« La grève générale et le soulèvement armé qui l’a suivie ont démontré clairement que la lutte armée ne représente pas le moyen approprié pour vaincre la violence militaire. La non-violence est au contraire le seul moyen pour la surmonter. Tant que le soutien de la grève a été sans faille et que les travailleurs locaux ont désarmé les soldats mutins, elle fut couronnée de succès. Cependant, dès que l’armée rouge de la Ruhr est intervenue, la grève générale a été vouée à l’échec... Selon nos principes, après avoir désarmé les soldats, les armes auraient dû être détruites partout. En outre, la production d’armes ou la production de munitions auraient dû être interdites. Jusqu’à présent, les armes ont servi seulement à tuer des milliers de travailleurs. »

Barwich défend le principe du désarmement des adversaires et non de l’armement des travailleurs comme moyen approprié pour ne pas se laisser entraîner dans des conflits militaires qui se soldent inévitablement par la défaite des ouvriers. Il ne craint pas qu’une Allemagne complètement désarmée soit occupée par l’Entente. Il pense, au contraire, que le désarmement répandra les idées révolutionnaires au sein des armées assaillantes et contribuera à leur dissolution. Ici s’arrêtent les idées d’une « défense sociale » : les moyens pratiques de la lutte étaient beaucoup plus développés pendant les années 20 qu’aujourd’hui. Aujourd’hui, à défaut de mouvement sociaux, L’État reprend leur rôle. Barwich indique que la non-violence pourrait même avoir un plus grand impact que le bolchevisme. Il demande aux syndicalistes et aux anarchistes de rester fidèles à leurs principes, même et surtout lors de phases politiques « particulièrement tumultueuses ». Il les exhorte à ne pas se laisser instrumentaliser par les grands partis politiques. Barwich demande qu’à partir de maintenant « nous suivions de façon claire et déterminée notre propre voie et que nous mettions une ligne de séparation claire entre nous et les partis politiques ».

Il demande entre autres de ne pas se laisser tenter par la prise du pouvoir. Vu l’équilibre politique actuel, chaque révolution ne prendra qu’un tournant capitaliste. Sacrifier les vies et les biens des syndicalistes libertaires pour une telle cause n’en vaut pas la peine. « Il faut tenir compte du fait que les gens ont besoin de beaucoup de temps avant de comprendre notre idéologie. C’est la raison pour laquelle il nous faut être patients pour remplacer nos meilleurs camarades perdus. Les partis politiques dépourvus d’idéologie ont beaucoup moins de mal à remplir les places vacantes... »

L’action autonome des syndicalistes libertaires devrait être basée sur le travail politique et sur l’organisation.

Barwich entend remettre en cause la décision du Congrès syndicaliste de Noël 1918. Ce Congrès avait décidé qu’étant donné la faiblesse des syndicalistes à mener leur propre politique, il était préférable de s’allier à un parti de gauche. Barwich souligne que « le moment est venu de comprendre que les partis en tant qu’organisations centralisées ne représentent pas le moyen pertinent pour gagner du pouvoir politique. L’association avec des partis politiques va à l’encontre des principes syndicalistes ».

Les partis ainsi que les centrales syndicales « ont récompensé la loyauté révolutionnaire de nos camarades par la trahison, la dénonciation, voire leur liquidation dans la mesure du possible. Ce comportement correspond tout à fait à la sournoiserie, au manque de valeurs morales et à l’égoïsme caractéristiques des politiciens. »

Barwich aimerait même exclure toutes les personnes du mouvement syndicaliste qui ne partagent pas son hostilité aux partis politiques. Il pense que cette mesure contribuerait à fortifier la FAUD, puisqu’elle ne compterait plus de membres agissant avec duplicité. Il est contre la participation des syndicalistes à des commissions exécutives et autres commissions du gouvernement révolutionnaire, car il pense que ces organisations ne peuvent qu’engendrer un capitalisme d’État ou un socialisme d’État. Les syndicats, les Bourses des travailleurs et les fédérations des syndicats devront seulement effectuer des actions et participer à des comités de grèves, etc. si ce travail correspond à leurs principes. Les travailleurs s’étaient organisés dans la FVdG. Ce fut d’abord dans la Ruhr que cette organisation changea son nom en Freie Arbeiter Union (FAUD). Ce nom fut ensuite repris pour l’organisation entière.

Certes, il est difficile de connaître l’avis des travailleurs en relisant les journaux et documents de cette époque, car seule une minorité de travailleurs écrivait des articles. Cependant nous pensons qu’au début des années 20, un grand nombre de travailleurs partageait l’idée que des actions antimilitaristes et des luttes pacifiques étaient les deux moyens appropriés pour le succès du syndicalisme et de l’anarchisme, tandis que des actions armées n’aboutissaient qu’à des défaites désastreuses. Les actions armées impliquent toujours le danger de comportements brutaux et autoritaires et éloignent le mouvement de ses objectifs. La grève générale de 1919-1920 a été soutenue comme instrument révolutionnaire par certains militants qui, une fois la grève générale terminée, ont souvent eu de grandes divergences et ne se sont plus revus après. La rupture des syndicalistes avec les partis politiques est apparue plus clairement lors des discussions sur les principes syndicalistes de Rudolf Rocker. Cette évolution avait déjà commencé lors de conflits locaux et de polémiques publiques. Cependant à cette époque, la plus grande partie des membres de la FAUD n’était pas encore prête à rompre définitivement avec les partis politiques. Des idées contradictoires quant à la meilleure tactique, quant à l’organisation et à l’idéologie, existaient au sein du mouvement. Ceci est un trait caractéristique des mouvements collectifs, mais aussi des individus lors des crises. Dans des phases de révolution, les opinions, les appartenances aux organisations et aux idéologies changent avec une grande rapidité. Souvent, ce qui paraît être des inconséquences inexplicables ou une trahison incompréhensible de l’idéologie s’explique par des regroupements concrets et compréhensibles à ce moment de la situation. Mais la vraie trahison existe également ! Tout comme les méthodes perfides de la politique dont apparemment ceux qui veulent être des hommes politiques doivent se servir.

La lutte contre les armes

Fritz Köster, également connu sous le nom de Cyclop, était partisan que le parti communiste allemand abandonne la violence. Il entendait mener « la révolution sociale mondiale uniquement avec les armes de l’esprit ». Dans un appel intitulé « An den Kongreß deutscher Syndikalisten » (Der Syndikalist, n° 55, janvier 1919), il écrit entre autres : « Anéantir les instincts brutaux de l’homme et les remplacer par la conscience humanitaire d’une personnalité forte fait partie du travail pédagogique syndicaliste. Ce principe a engendré le concept clair de la lutte contre les armes. Il fut traduit dans les faits quand la résolution de Rocker a été votée à l’unanimité par le Congrès des travailleurs des usines d’armes à Erfurt. Ainsi les pacifistes et antimilitaristes du monde entier se sont unis avec l’organisation des objecteurs de conscience. Cette organisation a su faire depuis peu de la propagande internationale efficace. Nous nous distinguons aussi sur le plan moral de tous les partis et hommes politiques incapables d’imaginer une révolution mondiale sans armes. Ennemis jurés du système capitaliste et de la violence ! C’est cela qui fait la force et la capacité régénératrice du syndicalisme international ! »

L’on observait aussi des coalitions avec des groupes pacifiques, en particulier le Bund Neues Vaterland appelé plus tard Liga für Menschenrechte (Ligue des droits de l’homme) et avec l’Internationale der Kriegsdienstgegner. Dans certaines régions, ces coalitions se sont influencées mutuellement. Dans d’autres, par contre, en particulier dans la zone industrielle de la Rhénanie-du-Nord-Westpahlie, la double appartenance à la FAUD et au KPD (le parti communiste allemand) ou à l’USPD était fréquente. Cette situation produisait d’autres idéologies, d’autres formes d’organisations et d’autres formes de lutte. Les travailleurs de la Rhénanie-du Nord-Westpahlie avaient souvent une mentalité différente des travailleurs vivant à Berlin.

Les moyens spécifiques de lutte des ouvriers

Fritz Oerter (« Die wilde Jagd », Der Syndikalist, n° 4, février 1920) a souvent souligné que le syndicalisme, en tant que « mouvement ouvrier et mouvement de la lutte des classes, qui n’entend pourtant pas établir une nouvelle société dirigée par des classes, mais qui veut surmonter les classes ainsi qu’abolir le pouvoir des classes », ne doit pas contribuer à renforcer les scissions créées par les conflits entre les partis politiques. Le syndicalisme doit s’approprier le pouvoir économique par des actions directes. Oerter écrivait : « Ceux qui veulent détenir le pouvoir et instaurer une dictature doivent utiliser les moyens correspondant à ces objectifs : le militaire et les armes. Il est impossible d’acquérir et de garder le pouvoir sans avoir recours à ces moyens. Nous sommes par contre persuadés que la violence n’est pas le moyen approprié. Un pouvoir politique dont l’origine est la violence et non la solidarité ne peut pas survivre longtemps. Le syndicalisme qui rejette la prise du pouvoir politique puisque celui-ci n’est que le résultat du pouvoir économique peut se passer de moyens militaires. Ce syndicalisme s’engage pour l’arrêt de production et de transport d’armes et de munitions. Les luttes révolutionnaires des mois écoulés auraient dû faire comprendre à toute personne intelligente que les ouvriers ont toujours perdu quand ils prenaient les armes et avaient cru en la violence. »

La solidarité volontaire, la naissance d’une responsabilité ainsi que la capacité à lutter par la grève générale, par le boycottage, par la résistance passive et par tous les moyens d’action directe appropriés, et la préparation de la prise du contrôle de la production sont les conditions indispensables à la victoire des travailleurs, sans armes et sans participation aux organisations de pouvoir.

Contre la dictature des partis

Augustin Souchy (« Revolution-Diktatur-Sozialismus Syndikalist », Der Syndikalist, n° 10, 1920) pense que la FAUD de la Ruhr pourrait être assez forte pour« s’accaparer sous des conditions favorables des mines sans avoir reçu un ordre préalable de l’État ou d’une autre organisation centrale de Berlin ou d’autres villes ».

Une éventuelle révolution antiautoritaire et socialiste semble pourtant peu probable à l’auteur. Même en tenant compte d’une augmentation de la minorité syndicaliste atteignant à une « minorité de masses » d’environ un demi-million de personnes, il y aurait toujours des millions d’ouvriers qui ne feraient pas partie du mouvement du syndicalisme libertaire. Et même les adhérents du mouvement seraient peut-être tellement marqués par « leur longue éducation social-démocrate » que leur façon de penser serait toujours influencée par le concept de la « démocratie autoritaire » (Souchy, Augustin : « Revolution-Diktatur-Sozialismus Syndikalist », Der Syndikalist, n° 10, 1920). L’auteur ne pense pas qu’une dictature politique puisse remplacer la politique bolcheviste. Au lieu du centralisme et « du socialisme décrété », Souchy recommande la création fédéraliste d’associations économiques. Il dénonce aussi le « socialisme militaire » qui augure la fin de l’occupation des usines si les travailleurs ne créent pas de dictature politico-militaire pour réprimer la contre-révolution.

« Il faut faire un choix. Ceux qui ont adhéré au mouvement syndicaliste ne peuvent pas appartenir en même temps à un parti politique quelconque. Même pas au nouveau parti communiste allemand. »

Évidemment, ce parti nomme ses organisations syndicales « Union libre des travailleurs » ou bien « Union générale des travailleurs », mais ces organisations ne poursuivent en aucun cas des objectifs syndicalistes. Leur objectif est la prise du pouvoir politique, tandis que les syndicalistes rejettent toutes formes de violence et la dictature, autant celles d’en bas que celles d’en haut.

Grâce aux « actions décentralisées » des ouvriers qui disperseraient la violence militaire, et grâce à la propagande antimilitariste, la contre-révolution ne pourrait pas faire échouer une révolution commençant dans l’Allemagne entière.

« C’est précisément la révolution allemande qui a démontré clairement que les armes n’étaient pas le moteur de la révolution et qu’elles n’ont pas produit son succès [...]. Ce n’est pas la violence qui a renversé l’État autoritaire monarchiste, mais le refus du peuple allemand de la soutenir encore plus longtemps, car elle servait à sa soumission. Ainsi le capitalisme ne sera également pas renversé par des armes mais par l’abandon de la violence qui sert à le maintenir. »

Cette citation prouve nettement l’influence de Tolstoï et de Landauer. Tous les deux avaient développé la théorie du pouvoir de « la servitude volontaire » : le pouvoir n’est pas détenu par une certaine personne ou lié à des possessions matérielles, mais représente un processus social. Le pouvoir est nourri par l’obéissance de ceux qui y sont assujettis : leur confiance, leurs habitudes, leur conviction que le pouvoir en place est légitime et que l’altération de la situation globale ou partielle est impossible. De même, la confiance dans les leaders politiques ne peut être remise en cause.

Souvent dans des contextes très variés et des textes différents, la « violence » est évoquée en tant qu’argument pour justifier des objectifs et des actions du syndicalisme libertaire. Il est rare que l’on aborde la violence comme sujet en soi. La lutte contre la violence est cependant jugée comme un sujet important dans de nombreux contextes. Fritz Oerter est souvent l’auteur d’articles consacrés uniquement ou pour une grande partie à la violence.

La solidarité, et non la violence, est le point fort des ouvriers

Dans un de ces articles (« Gewalt oder Solidarität », Syndikalist, n° 10, 1920), Oerter compare le « pouvoir » et la « violence » en tant que définitions et faits réels :

« Nous parlons du pouvoir de la logique, du savoir, de l’art, de l’amour, du bon exemple, etc. [...] La violence par contre nous est imposée par des forces extérieures. [...] Elle prend sa forme la plus atroce quand, avec des armes, elle propage l’effroi, la peur et la terreur afin d’assujettir les hommes... Ceux qui trouvent la violence abominable devraient non seulement être contre la violence qui est exercée sur les hommes, mais devraient dénoncer toutes formes de violence. Il serait hypocrite de condamner uniquement la violence quand elle est imposée par le pouvoir, dirigée contre moi-même ou bien mes amis, employée par une nation étrangère, une autre classe ou mon parti, ou bien utilisée contre des membres de mon propre parti. Et de la défendre dès que mon parti, ma classe ou ma nation s’en servent. Toutes les sociétés qui ont existé jusqu’à présent étaient des systèmes de coercition et de violence. Les guerres et les périodes d’après-guerre l’ont prouvé. La classe dirigeante qui fonde son pouvoir uniquement sur la violence sape elle-même les fondations de son pouvoir. L’opposition doit comprendre que la propension à répondre à la violence par la violence ne mène qu’à l’augmentation habituelle des atrocités. » (« Gewalt oder Solidarität », Syndikalist, n° 10, 1920).

« Seule la solidarité permet de surmonter la société capitaliste. »

Les textes de Oerter reprennent les idées de Landauer et de Kropotkine sur la solidarité et l’entraide en tant que forme de société qui ne crée pas des liens précaires entre les individus isolés par la coercition et l’argent, comme c’est le cas dans le capitalisme ou dans le socialisme autoritaire. Oerter ajoute :

« La solidarité nous rapproche de ceux qui partagent nos opinions et notre volonté d’entraide dans des situations dangereuses. Quand on est solidaire, on partage les moments de joie et les moments de détresse. Le jour où nous aurons compris que la violence est le fléau le plus terrible de notre époque épouvantable, il nous sera impossible de soutenir les partisans de la violence qui l’admirent et l’idéalisent ou même les auteurs morts ou vivants d’actes violents les plus inhumains. Mais nous irons immédiatement nous solidariser avec tous ceux qui ont la volonté ferme de sortir du chaos et de la dégradation morale. Nous pouvons aisément nous imaginer une société où il n’y aura aucune violence... »

Oerter vivait à Fürth. À cette époque la révolution avait déjà été réprimée avec brutalité (Graswurzelrevolution, n° 134). Landauer ainsi qu’un grand nombre de personnes avaient été tués. Le 1er mai 1919 les Corps francs, venus à la demande du ministre social-démocrate Hoffmann, avait fait leur entrée dans Munich « afin de tuer des centaines de prolétaires pendant la célébration de cette journée. [...] Je ne comprends pas comment ceux qui ont ordonné le meurtre de leurs frères ont pu trouver l’audace de porter le nom honorable de “socialistes”, et comment ils peuvent continuer leur vies entourés de personnes honnêtes. Il m’est également incompréhensible que les gens honnêtes acceptent de les fréquenter », écrit Oerter dans son éditorial (« Zum 1. Mai 1920 », Der Syndikalist, n° 15, 1920).

La grève générale n’est pas de la violence mais le moyen de l’éviter


Pour partir sur de nouvelles bases, nous avons besoin de faire une critique des armes :

« Les ouvriers n’ont pas besoin d’user de la violence car ils possèdent des moyens économiques bien plus efficaces. Ces moyens sont nés d’un esprit de solidarité. Il s’agit en particulier d’actions directes : notamment de la grève générale. »

« La lutte des populations du monde contre les classes dirigeantes peut uniquement être couronnée de succès si l’on évite de répondre à la violence des classes dirigeantes par la violence – il faut l’éviter à tout prix ! – et si les populations organisent des actions collectives solidaires d’une ampleur de plus en plus grande. Si, par contre, une partie des ouvriers observe tranquillement le meurtre de leur camarades sans penser qu’ils subiront le même sort le lendemain, et tant qu’une partie des travailleurs contribuera sans réfléchir à l’oppression de sa propre classe, tant que le prolétariat d’un pays ne viendra pas à l’aide du prolétariat du pays voisin... les populations seront condamnées à souffrir et à subir. [...]. L’émancipation du prolétariat international peut seulement être soutenue en opposant des actions de plus en plus étendues de solidarité à la violence grandissante ... »

Extrait de « Kapp-Putsch und Generalstreik, Die Diskussion um Anarchismus und materialistische Gewaltlosigkeit im Deutschland der 20er Jahre », Graswurzelrevolution, n° 142, mars 1990.