Le 4 janvier 1960, Albert Camus est mort d’un accident de voiture. Pour commémorer cet événement quarante ans après, en 2000, la presse allemande a publié dans ses colonnes des souvenirs et des articles nécrologiques. Des journaux ont célébré le grand auteur, le dramaturge et même le combattant de la Résistance. Ses théories philosophiques donnèrent lieu à des débats critiques ; on les comparait avec celles de Sartre que certains jugeaient d’un meilleur niveau. Et on a réduit l’actualité du propos de Camus à sa seule dimension historique et politique, lui donnant le rôle d’un des premiers critiques du « totalitarisme » stalinien pendant la guerre froide. Cette attitude lui valut plus tard d’être célébré ou d’être regardé comme un idéologue décidément du côté de l’Ouest, voire comme un « colonialiste de bonne volonté » [1].
Et le Camus libertaire a été oublié une fois de plus.
La presse allemande a rarement jugé nécessaire de mentionner que ses contacts personnels, ses amitiés, sa pensée et ses actions permettaient probablement de classer Camus parmi les libertaires, et que c’était la toile de fond de son oeuvre. Les journaux allemands essaient encore moins de faire ressortir les solutions libertaires et fédéralistes de Camus au problème de l’Algérie ; ce que des intellectuels maghrébins comme Assia Djebar [2] ou Abdelwahab Meddeb [3] ont proposé pour répondre aux événements algériens des années 1990.
Le mouvement politique anarchiste ne doit pas être confondu avec ce que les médias décrivent tous les jours comme « l’anarchie » : c’est-à-dire des tueries, le chaos, la violence - une situation à laquelle seules la police et l’armée peuvent mettre fin, en particulier l’Otan (voir le Kosovo, le Timor-Oriental, presque l’ensemble du continent africain, l’Afghanistan, l’Iraq).
Or les anarchistes pensent au contraire que ce sont ces forces qui créent cette situation qualifiée d’ « anarchie », tandis que l’on cherchera en vain des anarchistes dans les pays concernés.
L’anarchisme, c’est « la liberté et la loi dépourvues de violence » (Emmanuel Kant), et la plupart des mouvements anarchistes veulent atteindre cet objectif par des moyens non violents. Pour eux, si c’est la société qui engendre le pouvoir, cette société est aussi à même de le transformer : il faut cesser de se soumettre et de soutenir les personnes au pouvoir. Une quarantaine d’années après la mort de Camus, il peut sembler insolite de vouloir classer cet écrivain parmi les libertaires. Et souvent on évite de faire des choses insolites. Mais ici nous l’osons.
1. Camus et l’anarchisme non violent dans les pays germanophones
Parler dans les pays germanophones de l’importance libertaire d’un écrivain et journaliste politique suscite toujours de l’incompréhension. A la différence des pays francophones ou hispanophones, l’Allemagne a peu développé la théorie et la pratique anarchistes, sauf durant de courtes périodes.
En effet, l’Allemagne n’a pas de vieille tradition anarchiste qui permette la perception d’un Camus libertaire. Elle a connu temporairement une forme de renouveau anarchiste pendant les années 1920 et après 1968. Moi-même, j’ai pu observer ce phénomène durant mes dix-huit années de collaboration à « Graswurzelrevolution », journal anarchiste et non violent (qui existe depuis bien plus longtemps puisque fondé en 1972 à la fin du mouvement étudiant). Les groupes d’action non violents autour de « Graswurzelrevolution » ont, sur les plans théorique et pratique, donné le ton aux nouveaux mouvements sociaux allemands, en particulier à ceux dirigés contre les centrales nucléaires en RFA (Anti-AKW-Bewegung).
Ces groupes d’action ont lancé des idées nouvelles : par exemple l’occupation des chantiers de construction pour empêcher l’édification de la centrale nucléaire de Wyhl pendant les années 1970, la « République du Wendland libre » en 1980 et les actions dirigées contre les transports de matières nucléaires dans les années 1990, qui ont finalement abouti à l’arrêt de ces acheminements. Contrairement aux médias bourgeois, ces groupes d’action ont régulièrement insisté sur le lien entre l’anarchisme et la non-violence.
Parmi les diverses personnes qui ont inspiré ces mouvements, de différents pays et origines, on peut compter Etienne de La Boétie, le Mahatma Gandhi, Gustav Landauer, Pierre Ramus, Clara Wichmann, Henriette Roland-Holst, Martin Luther King, et aussi Albert Camus. Pour un grand nombre de militants non violents, en particuliers ceux de « Graswurzelrevolution », « l’Homme révolté » n’offre pas seulement un intérêt littéraire et philosophique ; il justifie également une révolte à concrétiser. Cette dernière a ensuite pris la forme d’actions directes dirigées contre un système d’État policier qui a montré son vrai visage après les luttes contre le nucléaire.
L’importance que revêt la pensée d’Albert Camus pour « Graswurzelrevolution » tient à cet esprit de révolte qui se marie très bien avec la négation catégorique caractéristique du mouvement anarchiste. Cette pensée particulière de Camus, j’en ai pris connaissance dans les récits de camarades et amis et à la lecture des publications. Ainsi la série d’articles de Camus intitulée « Ni victimes ni bourreaux », traduite en allemand par le Berlinois Wolfram Beyer, un anarchiste non violent également collaborateur de longue date de « Graswurzelrevolution » [4]. En tentant de décrire plus en détail le lien entre Camus et l’anarchisme, j’essaie seulement une fois de plus de définir la position libertaire et critique de Camus sur la violence [5]. Cependant, ces derniers temps, le silence sur le lien entre Camus et l’anarchisme (qui a duré une quinzaine d’années après la Seconde Guerre mondiale) a été brisé [6], pendant que philosophie et littérature évoluaient de façon positive. Horst Wernicke, en particulier, s’est appliqué à décrire dans son livre « Albert Camus. Aufklärer - Skeptiker - Sozialist » l’influence que l’anarcho-syndicalisme et les idées de P.-J. Proudhon et de Simone Weil ont exercée sur Camus. Wernicke a écrit aussi des articles portant sur des domaines de moindre importance ou sur des détails du mouvement libertaire, de même sur l’amitié entre Camus et le poète et résistant René Char [7]. Dans son dernier ouvrage, Heinz Robert Schlette écrit que le terme d’« anarchiste modéré » est probablement le plus approprié pour décrire Camus [8]. 2.
La conception anarchiste de Camus et la presse libertaire
Une analyse systématique du rapport que Camus entretenait avec l’anarchisme ne devrait pas se limiter aux seuls aspects philosophiques et littéraires. On devrait insister sur les débats d’actualité. Et, en ce qui concerne Camus, ils ne sont guère compréhensibles à qui n’a pas une connaissance détaillée de son travail journalistique. C’est ici que s’ouvre le vaste champ des relations amicales qui liaient Camus à l’anarchisme français, un fait peu analysé jusqu’à présent. Car Camus s’est non seulement engagé dans des journaux anarchistes comme rédacteur et collaborateur permanent, pour « Témoins » par exemple, mais il a aussi agi : il a, en tant que témoin, défendu des libertaires devant les tribunaux ; ainsi de Maurice Laisant, à l’époque responsable « Monde libertaire », qui avait été accusé d’être l’instigateur d’une campagne d’affiches antimilitaristes et anticolonialistes contre la guerre d’Indochine de 1945 [9].
Pendant les années 1940 et 1950, Camus entretint des sentiments amicaux et des liens avec des responsables de journaux anarchistes de pays francophones ou d’autres. Parmi eux, Rirette Maîtrejean, qui fut coéditrice du journal « l’Anarchie », et qui écrira plus tard pour « Témoins », Maurice Joyeux et Maurice Laisant du « Monde libertaire », Jean-Paul Samson et Robert Proix de la revue culturelle et antimilitariste « Témoins » [10], Pierre Monatte et André Rosmer de « la Révolution prolétarienne », Louis Lecoin de « Défense de l’homme » et de « Liberté », Gaston Leval et Georges Fontenis du « Libertaire », Giovanna Berneri de « Volontà » (en Italie) et José Ester Borràs de « Solidaridad Obrera (en Espagne). Camus avait en outre des contacts avec des journaux anarcho-syndicalistes suédois (« Arbetaren »), allemand (« Die freie Gesellschaft ») et latino-américain (« Reconstruir » en Argentine) [11]. Ainsi, au cours d’une conversation sur la question de l’Algérie, Helmut Rüdiger témoigne des relations personnelles que Camus eut avec lui : « Dans un entretien, Camus me déclara sans ambages que le FLN était à son avis un mouvement totalitaire. Il peut y avoir différentes opinions sur cette question, la littérature et les publications du FLN peuvent être interprétées (sic). D’autre part, un grand nombre de syndicalistes partagent l’avis de Camus et pensent que l’avenir de l’Algérie ne peut être fondé que sur la coopération des mouvements rivaux qui s’entretuent aujourd’hui sans pitié [12]. » Lire la suite